Corps naturel, corps artificiel

Exposés : l'anorexie ; les prothèses intelligentes ; les transgenres ; les gueules cassées ; les implants électroniques...

Quelques films : Million Dollar Baby, Laurence anyways.

Séance 01

Corps naturel, corps artificiel

Oral

Qu'évoquent pour vous ces quatre mots : "corps naturel, corps artificiel" ?

Pistes

Document A

On parle peu du message global dans lequel nous entortille, jour après jour, la publicité. Un message à la fois global et subliminal dont les effets, à bien réfléchir, sont effarants. Tous ces spots nous montrent des ménagères impeccables, astiquant de spacieuses cuisines, des chaumières pimpantes, des septuagénaires d'attaque, des tablées de convives dans la lumière, des enfants radieux dégustant des friandises sucrées, des amoureux au physique hollywoodien, des monospaces traversant des campagnes automnales, des grands-mères au teint de pêche et des couchers de soleil etc. Bref, il existe une féerie publicitaire dont personne n'est dupe sur le moment mais qui, à la longue, engendre malgré tout cette funeste conséquence : l'évacuation du réel.

En d'autres termes, nous sommes publicitairement assignés à une fausse vérité ; nous sommes précipités dans un monde aseptisé et gentil où la consommation d'objets procure à chacun une félicité ébahie. Cette théâtralisation finit par substituer son omniprésence au réel, de sorte que ce dernier se trouve littéralement congédié. Par le truchement de ces "cartes postales" enchantées, nous vivons ailleurs, à côté, dans le simulacre.

Nos sociétés n'ont évidemment rien à voir avec cette représentation manipulatrice. Elles sont infiniment plus dures, plus inégalitaires, plus souffrantes.

Aujourd'hui, l'écart entre le réel de tous les jours et cette image fantasmatique est devenu si grand que le fonctionnement de la démocratie elle-même en est affecté. Comment débattre, comment délibérer sérieusement, comment réfléchir ensemble si personne ne sait plus vraiment dans quel monde on vit ?

J.-C. Guillebaud, "La féerie publicitaire", TéléCinéObs n°55, septembre 2004.

Document B

Séance 02

Sans filtre

Oral

Selon vous, quel est l'objectif du projet "Selfie Harm" de l'artiste et photographe Rankin ?

Photos extraites de la série "Selfie Harm project" par Rankin pour la campagne "Visual Diet", 2019.

Contraction

Contractez le texte en 100 mots.

1. Lisez le premier document.

a. Quel est, selon vous, l'intérêt du projet "Selfie Harm"du photographe Rankin ?

b. Qu'est-ce que le "visage Instagram" ? S'agit-il de quelque chose de positif ou de négatif ?

c. Comment les pratiques de chirurgie esthétiques ont-elles évolué récemment ?

Observation

Observez le tableau d'Ingres. Que vous inspire-t-il ?

Pistes

Prolongement

Selon vous, la beauté "naturelle" est-elle plus séduisante que la beauté "artificielle" ?

Baudelaire disait du maquillage qu'il était un "droit" et même un "devoir" : "Idole, [la femme] doit se dorer pour être adorée". Partagez-vous ce point de vue ?

Notes

1. Dysmorphie : Déformation d'une partie du corps.

Document A

Avec l'explosion du selfie et des applis type FaceTune, la culture retouche s'est imposée, surtout chez les jeunes. Une image déformée de soi-même qui n'est pas sans risque

Nez microscopique plein d'hématomes, pommettes saillantes, lèvres gonflées avec traces de piqûres de Botox : sur Instagram, une mode récente faisait un peu peur, celle des filtres façon "retour de bloc opératoire". Nommés Bad Botox, FixMe ou encore Plastica, ces filtres permettaient de modifier son selfie pour obtenir un visage mutant. En gros, le visage de la fortunée new-yorkaise Jocelyn Wildenstein, la "femme-chat" défigurée par excès de bistouri. Mais, en octobre 2019, Facebook a banni ces filtres en réalité augmentée, au centre d'une polémique. Dans un article paru en 2018 dans la revue JAMA Facial Plastic Surgery, consacrée à la chirurgie plastique, un groupe de chercheuses de l'université de Boston les accusaient de favoriser la dysmorphophobie, soit un trouble classé dans le spectre obsessionnel compulsif les personnes atteintes perçoivent comme difformes certaines parties de leur corps - qui toucherait 2 % de la population mondiale, selon une étude médicale publiée par la Bibliothèque américaine de médecine en 2018. Surtout des jeunes, en perpétuelle quête de "like" et de validations.

Habitués à altérer leur apparence en un instant grâce à des applis parfois préinstallées dans leur smartphone, [les jeunes] peineraient à supporter leur image "dans la vraie vie". Pour Carla, lycéenne de 17 ans, modifier son visage avant de poster une story sur Instagram, c'est "la nouvelle norme" : "Tout le monde le fait, même ceux qui se sentent bien dans leur peau. Moi, je passe l'image sur FaceTune, pour un effet lissé, sans boutons. Mais je n'abuse pas. J'ai des copines qui se font une peau orange, des yeux de poupée et un corps trop retouché. Tout le monde sait que c'est fake, mais ça les aide à se donner une image." Pour Lena, Parisienne de 12 ans, "les filtres, c'est comme une drogue, ça peut te rendre jalouse de toi-même, parce que tu voudrais être celle qu'on voit avec les effets". Et si l'on en croit les chirurgiens plasticiens américains, nombre de leurs jeunes patients n'auraient qu'un désir : ressembler à leur "avatar" amélioré. Les spécialistes ont même trouvé un nom à ce nouveau mal : la "Snapchat dysmorphia"1 - d'après le nom de cette messagerie très prisée des ados, l'une des premières à avoir lancé les filtres de retouches, appelés lenses ("optiques"). [...]

Il y a encore quelques années, seuls les photographes professionnels avaient à leur disposition des outils numériques pour "airbrusher" (retoucher) leurs clichés. Photoshop, le fameux logiciel d'Adobe capable de transformer n'importe qui en top model, est sorti il y a trente ans. Soit une éternité. Depuis, avec l'explosion des smartphones dans les années 2010, la retouche s'est démocratisée : un visage ou un corps "parfaits" sont désormais à la portée de tous en quelques clics. On ne compte plus les applications spécialisées : VSCO, BeautyPlus, Perfect Me, Meitu, WowFace, InstaBeauty... TikTok, le nouveau réseau social à base de courtes vidéos, fort de ses 500 millions d'utilisateurs dans le monde, a lui aussi ses applis de retouches. Comment ça marche ? Grâce à une intelligence artificielle qui calcule des points sur le visage et les reconfigure à l'envi. Tout est possible, ou presque (effets de matière, de volumétrie, modification de l'âge, du genre, de l'ethnie...).

Le marché des filtres numériques est énorme, et surtout mondial. Pionnier du genre, FaceTune. Conçue par la société israélienne Lightricks en 2013, l'appli a depuis été téléchargée près de 180 millions de fois. Compter 4,49 euros (une version 2 gratuite, avec quelques fonctionnalités payantes, a été lancée). Autre carton, FaceApp. Pendant l'été 2019, plus de 100 millions de personnes ont tenté l'expérience de vieillir artificiellement leur visage avec cette appli développée par la société russe Wireless Lab. L'effet était bluffant. Seul problème : une fois téléchargée gratuitement, FaceApp se réservait le droit d'utiliser le visage des utilisateurs à des fins commerciales. [...]En 2017, cette appli avait déjà fait parler d'elle à cause de filtres jugés racistes, malencontreusement appelés "Asian", "Black", "Caucasian" ou "Indian", et retirés depuis.

En Chine, où Instagram est interdit par la censure, c'est l'appli Meitu (littéralement "belle image"), créée en 2008, qui est un phénomène de société. Les femmes chinoises, utilisatrices de l'appli à 80 %, sont très friandes de selfies hyper-retouchés, façon stars de K-Pop. Chaque mois, près de 500 millions de personnes postent ainsi leur visage "amélioré", selon le South China Morning Post. Yeux bridés agrandis, arcade du nez augmentée, peau blanchie : pour beaucoup de jeunes femmes, la retouche numérique de leur visage serait même une alternative à la chirurgie dans un pays qui devrait devenir cette année le troisième plus grand marché pour ce secteur, après le Brésil et les Etats-Unis, selon une enquête conduite par HSBC en Chine en 2017. Pour le fondateur de l'appli, Cai Wensheng, "meitu-ifier" son visage avant de le partager en ligne est même une forme de politesse, "un peu comme quand vous dites à votre ami que sa chemise est mal boutonnée ou que sa braguette est ouverte", a-t-il confié au New Yorker, en 2017. Comme FaceApp, la société Meitu a été accusée de collecter les données sensibles des utilisateurs. [...]

Si l'art explore ces nouveaux codes esthétiques (même la photographe américaine Cindy Sherman utilise l'appli Perfect365 pour ses selfies sur Instagram), Le marketing s'est évidemment emparé de cette "culture du filtre". L'un des best-sellers de Fenty Beauty (la marque de maquillage de Rihanna) se nomme Pro Filt'r. Chez Nyx, on trouve une poudre de finition #NoFilter, et chez Huda Beauty, un fond de teint haute couvrance appelé #FauxFilter. [...]D'autres marques font carrément référence à Instagram dans leur nom, type Instamarc, de Marc Jacobs. Certains voient encore plus loin, comme Dior, qui se lance carrément dans le make-up virtuel. En décembre 2019, la marque de luxe proposait un filtre en réalité augmentée pour tester sa nouvelle collection, pour un effet 3D. On appelle ça le digital make-up, et pour Peter Philips, directeur de la création et de l'image du maquillage Christian Dior, "c'est l'avenir du maquillage". L'Oréal vient d'acquérir ModiFace, une "beauty tech company". En envoyant un selfie sur le site de la marque, les clientes sont invitées à calculer leur "diagnostic de peau" et reçoivent "des informations sur le vieillissement, les forces de la peau, les signes à prioriser, et des recommandations de produits adaptés aux besoins de sa peau".

Les filtres en réalité augmentée sont également des nouveaux supports publicitaires. Snapchat offre ainsi aux marques de créer des filtres "brandés". L'Oréal, Disney, easyJet ou Nike se sont lancés avec succès (l'équipementier sportif proposant lors de la Coupe du monde de foot féminin d' "accessoiriser" son portrait d'un maillot de l'équipe américaine). Autre exemple, dans le jeu vidéo Kim Kardashian : Hollywood, les utilisateurs peuvent relooker leur avatar de créations signées Balmain ou Karl Lagerfeld, tout comme dans le jeu en ligne Fortnite, où l'on peut aussi s'acheter des panoplies. Encore plus fort : des sociétés existent déjà pour nous vendre des "vêtements digitaux", qui n'existent qu'en réalité augmentée... Avec tout ça, notre moi virtuel ne sera plus jamais ni moche ni mal habillé.

Séverine Pierron, Le Monde, "Miroir, dis-moi qui est la plus filtrée", 20 janvier 2020.

En 2019, l'artiste et photographe britannique Rankin explorait le décalage entre perception de soi et réalité chez les adolescents dans un projet intitulé "Selfie Harm". Son idée ? Demander à une quinzaine de jeunes adultes de retoucher leur visage avec leur appli préférée, puis confronter le résultat au portrait "nature" photographié par lui-même.

Et le contraste est saisissant : nez affiné, lèvres ultra lippues, yeux façon manga, chaque image retouchée semble clonée, comme "avatardisée". Ou plutôt, chaque visage présente une ressemblance troublante avec celui de quelques stars parmi les plus influentes d'Instagram, telles Kim Kardashian (154 millions d'abonnés), Kendall Jenner (120 millions) ou Emily Ratajkowski (25 millions).

Photos extraites de la série "Selfie Harm project" par Rankin pour la campagne "Visual Diet".

Dans un récent article du New Yorker, la journaliste Jia Tolentino dénonçait l'"invention" récente d'un tout nouveau canon de beauté, qu'elle nomme le "visage Instagram". A savoir un visage aux proportions parfaitement calibrées, repensé soit par les filtres, soit par la chirurgie. En gros, le visage de Bella Hadid, mannequin star des podiums, entièrement reconfiguré par de multiples interventions plastiques (qu'elle nie cependant). [...]

Pour le chirurgien britannique Julian De Silva, la top model aurait un visage "parfait à 94,35 %", car quasi conforme au fameux "nombre d'or" de la Grèce antique (une prétendue proportion idéale entre les yeux, les sourcils, le nez, la mâchoire, etc.).

Avec la démocratisation de la chirurgie esthétique, se rapprocher du visage Instagram est désormais possible. Hier vécue comme une manière de retarder les effets du vieillissement, l'intervention plastique est aujourd'hui banalisée. [...] Le Botox, à base de toxine botulique qui paralyse les muscles faciaux, a fait son apparition il y a vingt-cinq ans déjà. Désormais, les techniques sont peu invasives, comme les injections d'acide hyaluronique dans les lèvres ou les joues (pour des effets qui durent environ six mois), et permettent des retouches en une heure. A tel point que l'on parle aux Etats-Unis de "chirurgie de la pause déjeuner" (lunch-break cosmetics). En 2018, les Américains (enfin surtout les Américaines, à 92 %) ont dépensé 16,5 milliards de dollars en chirurgie esthétique, et l'âge moyen des patients a chuté selon le New Yorker. En France, pour la première fois en 2019, les opérations pratiquées sur les 18-34 ans ont dépassé celles effectuées pour les 50-60 ans, écrit Charlotte Hervot dans son Petit guide de survie sur Instagram (Ed. Arkhé, 2019). [...]

Assistons-nous à un glissement vers une beauté futuriste, modifiée, transformée, un monde dans lequel, pour reprendre les termes de Jia Tolentino, ce nouveau visage Instagram se rapprocherait de plus en plus de celui d'un "cyborg" ? Lors de son défilé de septembre 2019, la maison de couture Balenciaga a montré sur le podium des mannequins au faciès déformé par des implants de latex. Des visages altérés qui font penser à ceux des publicités pour le parfum Alien du couturier Thierry Mugler. Mais surtout aux expérimentations d'Orlan, pionnière du Body Art dans les années 1980, largement pillée visuellement dans ce domaine (elle a même intenté un procès à Lady Gaga qu'elle a perdu). "Il n'y a pas de critères de beauté naturelle, réagit l'artiste iconoclaste. Toutes les civilisations ont essayé de fabriquer les corps, et d'une manière extrêmement différente suivant le positionnement géographique et historique. La beauté est une question d'idéologie dominante ici et maintenant. Moi, j'ai voulu enlever le masque de l'inné. Non me parfaire, mais me réinventer."

Le Monde, 20 janvier 2020.

Document B

Ingres, La Grande Odalisque, 1814.

Séance 03

"Ces monstres disloqués"

Écriture

Complétez le poème.

Pistes

Lecture

1. Comment le poète décrit-il l'apparence de ces "êtres singuliers" ?

2. Quels sont verbes de mouvements utilisés ? Que montrent-ils ?

3. Montrez comment, dans ce texte, "l'horreur tourne aux enchantements".

Prolongement

Que nous dit ce poème sur le corps ?

Dans les plis sinueux des vieilles capitales,

Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements,

Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,

Des êtres singuliers, décrépits et charmants.


Ces monstres disloqués ...furent jadis des femmes,

...Éponine1 ou Laïs2 ! Monstres brisés, bossus

Ou tordus..., aimons-les ! ce sont encor des âmes.

...Sous des jupons troués et sous de froids tissus


Ils rampent, flagellés1 par les bises2 iniques3,

Frémissant au fracas roulant des omnibus,

Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,

Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ;


Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ;

Se traînent, comme font les animaux blessés,

Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes

Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés


Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,

Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit ;

Ils ont les yeux divins de la petite fille

Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit.

Charles Baudelaire, ..."Les Petites Vieilles" (extrait), in "Tableaux parisiens", Les Fleurs du Mal, 1857.


1. Flageller : fouetter.

2. Bise : vent sec et froid.

3. Inique : injuste, méchant.

Séance 04

Les âges de la vie

Observation

1. Comment comprenez-vous le tableau de Gustav Klimt ?

2. a. Le livre de Daniel Pennac commence par cet extrait. Expliquez ce début. Qui parle à qui et pourquoi ?

b. Commentez l'illustration de la couverture du livre.

c. De quoi le narrateur peut-il bien parler dans ce "journal", selon vous ?

Pistes

Prolongement

Dans Journal d'un corps, D. Pennac écrit : "Plus on l'analyse, ce corps moderne, plus on l'exhibe, moins il existe. Annulé, à proportion inverse de son exposition."

1. Reformulez simplement cette opinion.

2. Vous paraît-elle juste ?

Pistes

Notes

1. Body art : Le Body Art, ou "art corporel", est un mouvement d'avant-garde dans lequel le corps de l'artiste devient le support de l'oeuvre.

Document A

Gustav Klimt, Les trois âges de la femme, 1905.

Je n'ai plus que les os, un squelette je semble,

Décharné, dénervé, démusclé, dépulpé,

Que le trait de la mort sans pardon a frappé,

Je n'ose voir mes bras que de peur je ne tremble.

Apollon et son fils, deux grands maîtres ensemble,

Ne me sauraient guérir, leur métier m'a trompé ;

Adieu, plaisant Soleil, mon oeil est étoupé,

Mon corps s'en va descendre où tout se désassemble.

Quel ami me voyant en ce point dépouillé

Ne remporte au logis un oeil triste et mouillé,

Me consolant au lit et me baisant le face,

En essuyant mes yeux par la mort endormis ?

Adieu, chers compagnons, adieu, mes chers amis,

Je m'en vais le premier vous préparer la place.

Ronsard, Derniers vers, 1586.

Document A

Tout change dans la Nature, tout s'altère, tout périt ; le corps de l'homme n'est pas plutôt arrivé à son point de perfection, qu'il commence à déchoir : le dépérissement est d'abord insensible, il se passe même plusieurs années avant que nous nous apercevions d'un changement considérable, cependant nous devrions sentir le poids de nos années mieux que les autres ne peuvent en compter le nombre ; et comme ils ne se trompent pas sur notre âge en le jugeant par les changements extérieurs, nous devrions nous tromper encore moins sur l'effet intérieur qui les produit, si nous nous observions mieux, si nous nous flattions moins, et si dans tout, les autres ne nous jugeaient pas toujours beaucoup mieux que nous ne nous jugeons nous-mêmes.

Lorsque le corps a acquis toute son étendue en hauteur et en largeur par le développement entier de toutes ses parties, il augmente en épaisseur ; le commencement de cette augmentation est le premier point de son dépérissement, car cette extension n'est pas une continuation de développement ou d'accroissement intérieur de chaque partie par lesquels le corps continuerait de prendre plus d'étendue dans toutes ses parties organiques, et par conséquent plus de force et d'activité, mais c'est une simple addition de matière surabondante qui enfle le volume du corps et le charge d'un poids inutile. Cette matière est la graisse qui survient ordinairement à trente-cinq ou quarante ans, et à mesure qu'elle augmente, le corps a moins de légèreté et de liberté dans ses mouvements, ses facultés pour la génération diminuent, ses membres s'appesantissent, il n'acquiert de l'étendue qu'en perdant de la force et de l'activité.

D'ailleurs les os et les autres parties solides du corps ayant pris toute leur extension en longueur et en grosseur, continuent d'augmenter en solidité, les sucs nourriciers qui y arrivent, et qui étaient auparavant employez à en augmenter le volume par le développement, ne servent plus qu'à l'augmentation de la masse, en se fixant dans l'intérieur de ces parties ; les membranes deviennent cartilagineuses, les cartilages deviennent osseux, les os deviennent plus solides, toutes les fibres plus dures, la peau se dessèche, les rides se forment peu à peu, les cheveux blanchissent, les dents tombent, le visage se déforme, le corps se courbe, etc. les premières nuances de cet état se font apercevoir avant quarante ans, elles augmentent par degrés assez lents jusqu'à soixante, par degrés plus rapides jusqu'à soixante et dix ; la caducité commence à cet âge de soixante et dix ans, elle va toujours en augmentant ; la décrépitude suit, et la mort termine ordinairement avant l'âge de quatre-vingt-dix ou cent ans la vieillesse et la vie.

Buffon, 'De la vieillesse et de la mort', Histoire naturelle, générale et particulière, 1749.

Document B

Tout change dans la nature, tout s'altère, tout périt. Lorsque le corps a acquis son étendue en hauteur et en largeur, il augmente en épaisseur ; voilà le premier point de son dépérissement ; elle commence au moment où la graisse se forme, à trente-cinq ou quarante ans. Alors les membranes deviennent cartilagineuses, les cartilages osseux, les os plus solides, et les fibres plus dures ; la peau se sèche, les rides se forment, les cheveux blanchissent, les dents tombent, le visage se déforme, et le corps s'incline vers la terre à laquelle il doit retourner.

Les premières nuances de cet état se font apercevoir avant quarante ans ; elles augmentent par degrés assez lents jusqu'à soixante, par degrés plus rapides jusqu'à soixante et dix. Alors commence la vieillesse qui va toujours en augmentant ; la caducité suit, et la mort termine ordinairement avant l'âge de quatre-vingt-dix ou cent ans, la vieillesse et la vie.

Diderot, L'Encyclopédie, article 'Homme', 1751-1772 (d'après Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, 1749).

Document B

Le vieillissement de l'être sain provoque des changements corporels évidents : la taille diminue, par tassement des vertèbres et accentuation des courbures de la colonne vertébrale, jusqu'à vingt centimètres, de quinze à quatre-vingt-cinq ans. On a un beau jour le nez par terre, l'air de compter ses malheurs. On n'y voit plus devant soi.

Boris Vian avait imaginé, dans L'Arrache-Coeur, une "foire aux vieux". On y vendait aux enchères des vieillards désargentés, presque aveugles. Des couples aisés en faisaient cadeau à leurs galopins pour qu'ils s'en amusent.

*

Les handicaps sensoriels conditionnent la vie affective et sociale, en favorisant les incompréhensions, les peurs, les hontes. Si l'on précise qu'en grec le presbyte désigne le vieillard, alors ce petit défaut d'accommodation dans la vision proche du quadragénaire dit purement et simplement que le ver est dans le fruit. Plus tard, le cristallin, opaque et jauni, sera cause de cataracte. Ce handicap affecte en France quarante pour cent des sujets de plus de soixante-dix ans, tandis que sous les yeux un cerne bleu s'étend : la trace du coup porté par l'âge.

La qualité fonctionnelle de l'audition se détériore parallèlement, cette presbyacousie affecte sans répit la qualité des relations sociales. Puisqu'on n'ose plus faire répéter, alors on se tait et on quitte la table. [...]

*

L'odorat et le goût s'éteignent.

L'appétit - les appétits sont minés.

La viande est dure, les haricots verts sont aigres, ce pain, si bon la minute d'avant, est sec ou froid ou terne, rien ne peut plus me convenir, cela signifie : je ne m'aime plus, je ne vous aime plus, je déteste la vie que je tire derrière moi.

Régine Detambel, Le Syndrome de Diogène, éd. Actes Sud, 2008.

Document B

Le 3 août 2010

Ma chère Lison,


Te voilà revenue de mon enterrement, rentrée chez toi, tristounette forcément, mais Paris t'attend, tes amis, ton atelier, quelques toiles en souffrance, tes projets nombreux, dont celui de ton décor pour l'Opéra, tes fureurs politiques, l'avenir des jumelles, la vie, ta vie. Surprise, à ton arrivée une lettre de maître R. t'annonce en termes notariaux qu'il détient par-devers lui un paquet de ton père à toi destiné. Bigre, un cadeau post mortem du papa ! Tu y cours, bien sûr. Et c'est un drôle de présent que te remet le notaire : rien de moins que mon corps ! Non pas mon corps en chair et en os, mais le journal que j'en ai tenu en douce ma vie durant. (Seule ta mère savait, ces derniers temps.) [...]Surprise, donc. Mon père a tenu un journal ! Qu'est-ce qui t'a pris, papa, un journal, toi si distingué, tellement inatteignable ? Et toute ta vie ! Pas un journal intime, ma fille, tu connais ma prévention contre la recension de nos fluctuants états d'âme. Tu n'y trouveras rien non plus sur ma vie professionnelle, mes opinions, mes conférences, ou ce qu'Étienne appelait pompeusement mes "combats", rien sur le père social et rien sur le monde tel qu'il va. Non, Lison, le journal de mon seul corps, réellement. Tu en seras d'autant plus surprise que je n'étais pas un père très "physique". Je ne pense pas que mes enfants et mes petits-enfants m'aient jamais vu nu, assez rarement en maillot de bain, et jamais ils ne m'ont surpris roulant des biceps devant un miroir. Je ne pense pas non plus, hélas, avoir été prodigue en câlins. [...]Quant à vous parler de mes bobos, à Bruno et à toi, plutôt mourir - ce qui d'ailleurs advint, mais une fois mon temps bien compté. Le corps n'était pas un sujet de conversation entre nous et je vous ai laissés, Bruno et toi, vous débrouiller seuls avec l'évolution du vôtre. N'y vois pas l'effet d'une indifférence ou d'une pudeur particulières ; né en 1923, j'étais tout bêtement un bourgeois de mon temps, de ceux qui utilisent encore le point-virgule et qui n'arrivent jamais au petit déjeuner en pyjama, mais douchés, rasés de frais, et dûment corsetés dans leur costume du jour. Le corps est une invention de votre génération, Lison. Du moins quant à l'usage qu'on en fait et au spectacle qu'on en donne. Mais pour ce qui est des rapports que notre esprit entretient avec lui en tant que sac à surprises et pompe à déjections, le silence est aujourd'hui aussi épais qu'il l'était de mon temps. Si on y regardait de près on constaterait qu'il n'y a pas plus pudiques que les acteurs pornos les plus déculottés ou les artistes du body art1 les mieux décortiqués. Quant aux médecins (à quand remonte ta dernière auscultation ?), ceux d'aujourd'hui, le corps, c'est bien simple, ils ne le touchent plus. Ils n'en ont, eux, que pour le puzzle cellulaire, le corps radiographié, échographié, scanné, analysé, le corps biologique, génétique, moléculaire, la fabrique d'anticorps. Veux-tu que je te dise ? Plus on l'analyse, ce corps moderne, plus on l'exhibe, moins il existe. Annulé, à proportion inverse de son exposition.

Daniel Pennac, Journal d'un corps, 2012.

Séance 05

Le handicap

Observation

Que nous dit Aimée Mullins sur le handicap ?

Lecture

1. Indiquez sur une échelle allant du plus 'naturel' au plus 'artificiel' les différentes formes d'humanité évoquées dans le document A.

2. Que nous disent ces documents sur la façon dont on peut, aujourd'hui ou demain, pallier aux limites du corps humain ?

Oral

Organisez, par groupes de trois, une table ronde. L'un des étudiants sera l'animateur, les autres représenteront chacun l'un des auteurs de ces documents. Cette table ronde comportera une brève introduction, trois points, une conclusion.

Écriture personnelle

Selon vous, doit-on fixer des limites aux modifications qu'on peut apporter au corps humain ?

Pistes

Document A

Dédale, cependant, à qui pesaient la Crète et un long exil, repris par l'amour du pays natal, était retenu prisonnier par la mer. "Minos peut bien, se dit-il, me fermer les chemins de la terre et des ondes, mais, du moins, le ciel me reste ouvert. C'est la route que je prendrai. Fût-il maître de tout, Minos n'est pas maître de l'air." Il dit, et il tourne son esprit vers l'étude d'un art inconnu, ouvrant de nouvelles voies à la nature. Il dispose, en effet, en ordre régulier, des plumes, en commençant par les plus petites, une plus courte se trouvant à la suite d'une longue, si bien qu'on les eût dites poussées par ordre décroissant de taille : ainsi, jadis les pipeaux rustiques naquirent d'un assemblage de tuyaux insensiblement inégaux. Alors il attache celles du milieu avec du lin, celles des extrémités avec de la cire, et, une fois disposées, ainsi, les incurve légèrement, pour imiter les ailes d'oiseaux véritables. Le jeune Icare se tenait à ses côtés et, sans se douter qu'il maniait ce qui devait le mettre en mortel péril, le sourire aux lèvres, tantôt il saisissait les plumes soulevées par un souffle d'air, tantôt, du pouce, il amollissait la cire blonde, et gênait, par ses jeux, le merveilleux travail de son père. Quand il eut mis la dernière main à son œuvre, l'artisan, à l'aide d'une paire d'ailes, équilibra lui-même son corps dans l'air où il resta suspendu en les agitant. Il en munit alors, son fils aussi, et : "Je te conseille, dit-il, Icare, de te tenir à mi-distance des ondes, de crainte que, si tu vas trop bas, elles n'alourdissent tes ailes, et du soleil, pour n'être pas, si tu vas trop haut, brûlé par ses feux : vole entre les deux. Et je te recommande de ne pas regarder le Bouvier1, ni l'Hélice1, ni l'épée nue d'Orion1. Prends-moi pour guide de la route à suivre." Et, tout en lui enseignant à voler, il ajuste à ses épaules ces ailes que l'homme ignorait. Pendant qu'il travaillait, tout en prodiguant ses conseils, les joues du vieillard se mouillèrent et ses mains paternelles tremblèrent. Il donna à son fils des baisers qu'il ne devait pas renouveler, puis, se soulevant au moyen de ses ailes, il s'envole le premier, anxieux pour son compagnon, comme l'oiseau qui du haut de son nid vient de faire prendre à sa tendre couvée son vol à travers les airs. Il l'encourage à le suivre et l'initie à son art dangereux ; il meut lui-même ses propres ailes, l'œil fixé, derrière lui, sur celles de son fils. Quelque pêcheur, occupé à surprendre les poissons au moyen de son roseau qui tremble, un pasteur appuyé sur son bâton ou un laboureur au manche de sa charrue, qui les vit, resta frappé de stupeur et pensa que ces êtres qui pouvaient voyager dans les airs étaient des dieux. Et déjà, sur leur gauche, avaient été laissées Samos2, l'île de Junon2, Délos2 et Paros2 ; à leur droite étaient Lébinthos2 et Calymné2 au miel abondant, lorsque l'enfant se prit à goûter la joie de ce vol audacieux, abandonna son guide et, cédant au désir d'approcher du ciel, montant plus haut. Le voisinage du soleil dévorant amollit la cire odorante qui retenait les plumes. La cire ayant fondu, l'enfant n'agite plus que ses bras nus, et, manquant désormais de tout moyen de fendre l'espace, il n'a plus d'appui sur l'air ; et sa bouche criait encore le nom de son père, quand l'engloutit l'eau céruléenne3.

Ovide, Les Métamorphoses (8 ap. J.C.), livre VIII, 192-230, traduction de Joseph Chamonard, éditions GF Flammarion.

Document B

Aujourd'hui, Ray Kurzweil ne se contente plus de prédire l'avenir dans des livres ou lors de conférences. Il peut passer de la théorie à la pratique. En 2012, il a été recruté par Google pour diriger son laboratoire sur l'apprentissage des machines et le traitement du langage. De surcroît, il est impliqué dans Calico, société créée par le géant de Mountain View avec l'objectif très général "de s'attaquer au vieillissement et aux maladies". Google avec ses milliards de dollars et Kurzweil, en petit génie de la vie éternelle, parviendront-ils à nous guérir de la mort ?

Dans cette révolution de la biologie qu'ils pronostiquent et préparent, ils peuvent déjà compter sur l'essor fulgurant de l'impression 3D. Ce qui au départ, n'était qu'une technique permettant de fabriquer des objets en plastique, est devenu un moyen prometteur pour construire tissus et organes à la demande, à partir de cellules vivantes, notamment des cellules souches. Les enjeux de cette "bio-impression 3D" sont considérables puisqu'il est question de pouvoir réparer le corps en imprimant les "pièces" défectueuses.

En février, l'équipe de Jennifer Lewis, de l'université Harvard (États-Unis), est ainsi parvenue à imprimer un tissu formé de trois types cellulaires différents. Elle y a intégré en particulier un réseau de vaisseaux sanguins qui alimente les cellules en oxygène et nutriments, et évacue leurs déchets. Une brique indispensable pour la fabrication d'organes flambant neufs... graal de la jeune société californienne Organovo. "Nous avons déjà réussi à imprimer une grande variété de tissus humains : du foie, du poumon, de l'os, des vaisseaux sanguins, du cœur et de la peau", assure Mike Renard, vice-président d'Organovo. Malheureusement, l'organe entier n'est pas pour tout de suite. "Vu la complexité d'un rein, d'un cœur ou même d'un foie, ce ne sera pas avant 2040 ou 2050 !", estime prudemment Fabien Guillemot, chercheur à l'Inserm de Bordeaux et créateur de Poietis, seule entreprise française à développer des tissus biologiques par bio-impression laser. En attendant, il faudra se contenter de prothèses. Une vie de cyborg qui est déjà une réalité pour certains d'entre nous. Pendant deux ans, l'Américain Igor Spetic, amputé du bras droit, a testé une prothèse de main à la technologie inédite qui restaure le sens du toucher ! [...]

Vers la création de "surhommes"

De l'homme "réparé", porteur d'espoir, un glissement semble déjà s'opérer vers une autre humanité, celle de l'homme "augmenté", que prônent avec vigueur Ray Kurzweil et le mouvement transhumaniste, très actif aux États-Unis. En 2002, la National Science Foundation (NSF) publiait un rapport prescripteur qui avait frappé les esprits : Les Technologies convergentes pour l'augmentation des performances humaines. Au programme, nanosciences1, biologie, sciences cognitives et technologies de l'information se voyaient réunies pour la fabrication d'un... surhomme.

Un concept exploité par plusieurs programmes américains, par exemple Talos, une tenue de combat ultralégère à base de nanomatériaux1 qui résiste aux balles. Ses capteurs physiologiques surveillent l'état du soldat dont la force est augmentée au moyen d'un exosquelette. Cette armure façon Iron Man devrait être opérationnelle en 2018.

Mais Talos n'est qu'un vêtement d'un nouveau genre. De nombreux travaux visent à augmenter les aptitudes humaines, en particulier cognitives2, grâce àla mise au point d'implants. À l'université de Californie du Sud, l'ingénieur et neurobiologiste Theodore Berger développe depuis plus de 20 ans, des puces électroniques implantables dans le cerveau et censées restaurer la mémoire à long terme. Testées chez le rat et le singe, elles sont actuellement à l'essai pour des hommes ayant subi des lésions cérébrales altérant les facultés mnésiques3.

Olivier Hertel, 'De l'homme réparé à l'homme augmenté', Sciences et avenir, numéro 814, décembre 2014.

Document B

L'augmentation du corps n'est pas une réparation, mais un remplacement d'une fonction ou d'un organe par un autre naturel ou artificiel. En retrouvant une bonne santé, une meilleure autonomie, une diminution de son handicap ou une multiplication de ses performances, le corps augmenté participe au rêve d'immortalité : mais la réalité technique de l'incorporation dans le corps biologique conduit aussi à des échecs comme à des progrès. [...]

Qu'ont de commun en effet le cœur artificiel fabriqué par la société de biotechnologie Carmat, la greffe du visage d'Isabelle Dinoire, le corps testostéroné de Beatriz Préciado, le double greffé des mains Denis Chatelier, le double bras bionique de Jesse Sullivan, le transgenre de Pat Califia, l'écriture de l'intrus par Jean-Luc Nancy, le premier transgenre enceint Thomas Beatie, le métissage selon Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, les OGM de la culture transgénique et les semences stériles de Monsanto, les voitures essence-électricité, les RIFD ? Sinon que toutes ces personnes et techniques se réfèrent au concept d'hybridité comme un devenir vivant !

L'hybride partage dans son corps son identité avec l'altérité qui ne doit pas l'altérer : la prothèse, l'implant, bracelet électronique, puce, ou l'objet nomade (téléphone, lunette, GPS, baladeur MP3...) sont attachés à nos modes d'existence. Mais la qualité de cette existence corporelle dépend bien souvent du mélange des fonctions biologiques avec des instruments interactifs incorporés sous notre peau ou apposées sur la surface de notre corps. Les techniques d'hybridation technologique (chimères, bionique, prothèses, RIFD, implants) améliorent la durée des tissus, fonctions et matériaux biologiques, en prolongeant la quantité et la qualité de nos existences.

Stigmatisation

De la voiture à la domotique, de l'apprentissage à l'espace virtuel, des jeux vidéo à la médecine des greffes et prothèses, toute l'activité humaine est actuellement repensée par l'hybridation. Pour autant, l'hybridation n'est pas une panacée en raison même de la compatibilité immunitaire des tissus, de la délimitation des frontières et des modifications du vécu corporel.

L'hybridation n'est pas une solution idéale à l'opposition entre les post-humains et les trans-humains. La normalisation sociale de l'hybridation pourrait remettre en cause les oppositions entre valide et handicap, normal et anormal : mais pour cette reconnaissance d'une catégorie de la mixité, la fragilité d'un corps mêlant deux cultures et techniques doit éviter la stigmatisation la réduisant à une norme déjà établie.

En voulant rester entre les deux, mixte et mélangée, l'hybridation pose le problème de sa normalisation sociale alors même que l'assignation au corps propre et à l'identité unique est devenue une exigence pour la reconnaissance sociale. En se montrant différents, les hybrides nous interrogent sur les limites ou non à établir à la normativité du corps par les agents eux-mêmes, parfois contre nos évidences.

L'hybridation ne cherche pas à être normalisée, ni à inventer des normes nouvelles : elle suit le processus contradictoire d'une normativité qui doit chaque jour s'inventer, faute de réduire son devenir à un être défini.

Document A

Qu'est-ce qui distingue les lunettes inventées en Italie au Moyen Âge et perfectionnées depuis, et ces lentilles qu'on nous annonce comme permettant de zoomer sur les objets qu'on regarde ? Les premières pallient des déficiences d'un corps qui vieillit, ou permettent de retrouver des capacités qui sont jugées comme étant dans la norme de l'espèce humaine. Les secondes apportent de nouvelles capacités aux personnes qui les chaussent, les rendant différentes de la majorité de leurs contemporains. Les premières réparent, les secondes augmentent. [...]

Cette différence entre Homme réparé et Homme augmenté n'est pas figée dans l'échelle du temps. Intuitivement, elle dépend de ce qui est considéré comme la norme à une époque donnée. Faire une transplantation cardiaque pouvait être considéré tout d'abord comme une augmentation, au sens où elle augmentait la durée de vie du receveur. Cette opération s'est banalisée depuis, et ce qui l'est moins, ce qui nous rapproche du cyborg et donc de l'Homme augmenté, c'est aujourd'hui la transplantation d'un cœur artificiel totalement mécanique.

Ce débat entre ce qui relève de la réparation et ce qui procède de l'augmentation peut prendre une tournure plus philosophique, entre ce qui serait acceptable ou pas, à chaque fois au nom de principes de nature différente, scientifiques, philosophiques, éthiques ou religieux, qu'il n'est pas toujours immédiat d'identifier dans les postures. D'un côté les bioconservateurs , et de l'autres les biolibéraux , pourrait-on dire. [...]Si les premiers font reposer leurs arguments sur des intuitions assez mal conceptualisées, dit Lestel, les seconds sont parfois un peu trop sûrs d'eux. Avec en fond la question des chercheurs Roache et Clarke : "Si on accepte les médicaments pour se guérir et les technologies pour accroître notre bien-être, pourquoi refuser d'augmenter nos capacités ?"

Mais Homme réparé ou Homme augmenté ne sont pas les deux seuls termes de l'alternative proposée aux humains aujourd'hui. Nos systèmes de santé occidentaux sont fondés sur une médecine réparatrice, mais leur modèle économique contesté pourrait bien redonner toute sa place à une médecine préventive. Ils seraient aidés en cela par une batterie de capteurs que chacun pourrait porter, afin, pour commencer, de mieux se connaître, et de pouvoir être alerté avant de tomber malade grâce à l'analyse de ses données consolidées avec celles des autres utilisateurs. C'est là un scénario qui se précise de plus en plus, avec la culture de la mesure de soi, et grâce à la multiplication des appareils que l'on porte sur soi (montres tensiomètre...). Et quand ces capteurs sont intimement liés à nos vêtements, on parle d'Homme instrumenté. Équipé de son téléphone mobile, l'Homme n'a pas besoin de lunettes de réalité augmentée pour déjà accroître sa connaissance du monde. L'Homme connecté est en permanence à deux doigts des bases de connaissances : il accède à des savoirs qu'il n'a plus besoin d'apprendre ou de mémoriser. Quand il se fait traduire un texte, quand il choisit la meilleure route pour éviter des ralentissements, quand il est guidé par le choix de ses amis, il augmente ses capacités intellectuelles et ses interactions sociales. Demain, en accédant aux capteurs de la ville sensible, il élargira encore plus son champ d'observation. Il aura externalisé à la fois sa mémoire et sa perception.

L'Homme amélioré est un être qui n'est plus seulement instrumenté pour se connaître, ou connecté pour mieux connaître, mais qui est équipé pour dépasser son stade normal de l'évolution. L'amélioration peut être temporaire (dispositif externe) ou définitive (manipulation génétique...).

Ultimes étapes avant l'homo silicium, l'Homme hybridé possède un corps qui n'est plus entièrement naturel, avec des parts mécaniques, des sens nouveaux, ou même des fonctionnalités nouvelles. À l'extrême, il peut être débiologisé et être un Homme fabriqué, présent dans un corps totalement artificiel, ou même de manière ultime complètement décorporéisé et présent uniquement dans les réseaux.

Les Cahiers de Veille de la Fondation Télécom, juin 2015.

Document B

Jon Favreau, Iron Man, 2008, de 14:20 à 40:50.

Séance 06

Le tatouage

Oral

Pourquoi, selon vous, le tatouage est-il aussi populaire aujourd'hui ?

Pistes

Synthèse

Proposez une synthèse en vous appuyant sur ces deux documents.

On attend : une brève introduction, un développement structuré en paragraphes, une brève conclusion.

Qu'est-ce que ces documents nous apprennent sur le tatouage ? Réalisez, à deux, une carte mentale qui résume les principales informations contenues dans ces documents sur le sujet. Vous utiliserez trois couleurs différentes : une couleur pour chacun des documents, et une autre pour ce qui est commun.

Document B

Journaliste, correspondant à Tokyo pour le quotidien Le Monde, Philippe PONS évoque, dans Peau de brocart le tatouage traditionnel au Japon. Le titre de son ouvrage est la traduction de "nishiki hada", expression désignant les tatouages par rapprochement avec cette étoffe de soie, d'or et d'argent qu'est le brocart.

Se faire tatouer, c'est non seulement accepter un investissement financier important (de trois à cinq millions de yens pour un corps intégral au début des années 1990). mais encore endurer pendant des mois, voire des années. un traitement douloureux. C'est enfin choisir de réduire délibérément son champ d'activités sociales - se marginaliser. Qu'est-ce qui pousse des individus à se marquer ainsi dans une société où précisément le conformisme est de mise ? (Un dicton populaire ne dit-il pas "Lorsqu'un clou dépasse il faut l'enfoncer" ?).

On peut penser que, sous-jacente au désir de tatouage, existe une aspiration à un lien total, un lien qui "ne mente pas". Un lien dont l'homme est délibérément l'auteur et le produit. Un lien symbolique qui, à la lettre, ligature tout son être dans un rapport narcissique à soi. Mais au Japon, de telles aspirations communes aux tatoués de par le monde doivent être replacées dans un contexte culturel spécifique qui infléchit la signification du tatouage par rapport à celle prévalant en Occident. Dans ce dernier cas, le tatouage est généralement perçu comme un signe de refus individuel à l'intégration sociale : des marins et des bagnards, premiers Occidentaux en contact avec les peuples primitifs d'outre-mer au XVIIIe siècle, il s'est étendu à un monde en rupture de ban (voyous, prostituées) et, par la suite, à un cercle d'amateurs n'appartenant pas a ces milieux, mais il a conservé de manière diffuse sa signification de transgression des normes sociales. Alors que le tatouage en Occident relève d'une revendication d'individualité et de différence, au Japon il paraît en revanche l'expression d'une volonté d'adhésion à un groupe, note Donald Richie dans son analyse de la psychologie du tatoué. [...]

Le tatouage devient une expression de repérage social, d'autodéfinition par un façonnement de son propre corps en emblème d'appartenance. Le tatouage est enfin le symbole de l'entrée dans une communauté : la voyouterie ou le corps des sapeurs- pompiers à l'époque d'Edo, des charpentiers ou des mineurs d'autrefois. C'est le signe de l'appartenance à un groupe, à une communauté (nakama). Se faire tatouer, c'est entrer dans une relation de fraternité élective avec d'autres.

La pression pour se situer socialement dans la mouvance d'un groupe et ainsi se doter d'une appartenance est, au Japon, particulièrement forte. Les groupes dont l'un des signes de reconnaissance est le tatouage sont évidemment ceux dont les liens sont particulièrement étroits (c'est le cas de la pègre).

La plupart des tatoués japonais, estime Donald Richie, sont des individus isolés qui cherchent un ancrage. Le tatouage devient pour eux un acte irréversible par lequel leur vie change : ils acquièrent quelque chose, un insigne, qu'ils auront en commun avec d'autres. Ils ne se sentent plus isolés. Le tatouage est leur jardin secret. [...]

A la suite de vedettes du spectacle sacrifiant à une mode venue des États-Unis, certains jeunes Japonais affectionnent les petits tatouages comme une sorte de cachet sur un membre. Les hommes et les femmes à la "peau de brocart", quant à eux, continuent à former un monde marginal, ramassé dans les zones d'ombre de la société. Avec la scène classique, immortalisée au kabuki et abondamment reprise par les feuilletons télévisés au les films de yakuza, du personnage qui découvre une épaule superbement tatouée en abaissant d'un geste brusque la manche de son kimono, le tatouage a été investi d'une signification de bravade et abusivement identifié à la pègre. Il est assurément une expression de défi à l'ordre établi, une forme de revendication d'identité plébéienne et il peut encore de nos leurs être porté par des truands. Si la volonté de se couper de la société admise existe toujours, le tatouage s'apparente davantage à une beauté secrète qui s'offre, dans son dévoilement, comme l'expression gravée sur la peau des ténèbres que chacun porte en soi.

Philippe PONS, Peau de brocart, 2000

Document C

Le roman de François GARDE évoque le destin de Narcisse Pelletier, jeune matelot français abandonné au milieu du XIXe siècle sur une plage d'Australie et retrouvé dix- sept ans plus tard, nu, tatoué et ayant perdu l'usage de sa langue maternelle. II est pris en charge par Octave de Vallombrun, le narrateur, qui le ramène en France. Ce dernier le présente ici à l'Impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III.

"Mais, dit la princesse, vous avez été certain dès le début de la véracité de cette histoire ? Vous n'avez pas craint d'être la victime d'une mauvaise plaisanterie ?

- A Paris, de peur d'être dupé, on n'ose plus rien, déclara M. Mérimée.

- Lorsque j'ai vu ce malheureux garçon pour la première lois dans les jardins du gouvernorat, il ne portait qu'un pagne. Ses tatouages sur tout le corps parlaient pour lui.

- Les tatouages ne sont-ils pas habituels chez les marins ? objecta la princesse.

- En effet, votre Altesse. Mais ceux-là - et les autres signes gravés sur sa peau - ne ressemblent à rien de connu. Peut-être seriez-vous intéressées à les voir ?"

Une inclination de l'éventail impérial accepta l'offre, et je priai Narcisse de quitter sa veste et de rehausser sa manche de chemise droite jusqu'à l'épaule.

Une scarification part du biceps, s'enroule deux fois autour de l'avant-bras et vient finir sur le dos de la main. Elle traverse un long tatouage en damiers, réalisé avant, et qui est comme labouré par ce tracé tortueux. Dans les espaces restants, des lignes brisées, des cercles, des tourbillons alternent sans ordre visible, Les motifs réalisés avec un pigment noir, rehaussés de rouge sur la face intérieure de l'avant-bras, sont d'une netteté parfaite, et l'on devine les dizaines d'heures de travail qui ont permis leur réalisation.

S. M. et son entourage, même les officiers de hussards, restèrent bouche bée devant un spectacle aussi nouveau. Narcisse, avec un rien de fatuité, tournait lentement le bras, ouvrait et fermait le poing pour faire ressortir l'étrange décor de sa peau.

"Mère, moi aussi je veux un dessin sur le bras !"

La princesse Pauline expliqua au Prince impérial qu'il fallait un millier de piqûres avec une aiguille très longue et très grosse, et le Prince impérial parut alors moins décidé.

Je fis signe à Narcisse de redescendre sa chemise et de remettre sa veste, pour éviter qu'on ne lui demande l'autre bras - voire les jambes, avec sa blessure à la cuisse, ou le dos.

François GARDE, Ce qu'il advint du sauvage blanc, 2012

Document A

Spécialiste des représentations du corps humain. David LE BRETON répond ici aux questions de Jeanne RAY, pour le magazine Causette.

Que signifient les tatouages, les piercings qu'arborent de plus en plus de jeunes aujourd'hui ?

David Le Breton : C'est une manière d'embellir son corps, d'esthétiser son rapport au monde. Les piercings et les tatouages renvoient, la plupart du temps, à la satisfaction d'être soi. Ils apportent un plaisir, un bonheur supplémentaire. Les personnes qui se sont fait poser un piercing ou tatouer, que j'ai rencontrées dans mon travail, sont bien dans leur peau, mais elles s'y sentent encore mieux après s'être fait faire ces marques. Il y a comme une forme de "narcissisation", d'érotisation du corps, qui s'amplifie quand elles se regardent dans le miroir et quand les autres les regardent.

C'est ce que vous appelez les "formes heureuses" d'appropriation du corps ?

D. L. B. : Exactement. D'ailleurs, l'expression "je me suis réapproprié mon corps" revient souvent dans les enquêtes que j'ai menées. Les tatouages et les piercings sont comme une signature. On signe son corps en disant : "il m'appartient, ]e suis libre". Les tatouages sont devenus une marque d'identité dans le monde actuel. Les gens les affichent avec bonheur. Alors que, dans les années 60-70, ils étaient un objet de stigmatisation, de dissidence, de rébellion, aujourd'hui ils renvoient plutôt au narcissisme.

La douleur a-t-elle aussi une valeur symbolique ?

D. L. B. : Dans ces pratiques, elle est presque toujours revendiquée par les jeunes, car elle permet de sanctionner un moment très fort de leur vie. Une sorte de rite de passage initiatique où ils vont faire peau neuve. La douleur signifie l'importance de l'instant, elle est consentie. donc elle ne fait pas mal. Beaucoup de femmes tatouées évoquent la métaphore de l'accouchement, qui n'est jamais totalement un plaisir ni totalement une douleur. [...]

Les marques corporelles, dans nos sociétés, ont-elles quelque chose à voir avec celles des sociétés dites "traditionnelles" ?

D. L. B. : Pas du tout. Dans les sociétés traditionnelles, les scarifications ou les tatouages renvoient à une vision religieuse, culturelle, collective. Elles traduisent l'appartenance au groupe, à la communauté, à un "nous autres". Chez nous, elles renvoient au "moi", au "je", à l'individualisme. Quand un jeune emprunte aux tatouages maoris, dans la majorité des cas, il ne connaît pas leur culture. Parfois même, il ignore leur localisation géographique.

David LE BRETON, "La scarification fait office de saignée identitaire", in Causette, propos recueillis par Jeanne RAY, avril 2013.

Document A

Non, le tatouage ne se résume pas à ce fulgurant phénomène de mode qui, durant les trois dernières décennies, a conquis près de 20% des Américains et un Français sur dix ! Comme le appelle aujourd'hui le Quai Branly, il s'agit d'une pratique millénaire et universelle. Difficile de dire à quand elle remonte exactement, mais les archéologues en ont trouvé la trace sur tous les continents, de la Sibérie au Pérou, de la Polynésie à l'Arctique. Le plus vieux tatoué connu s'appelle Ötzi. Conservé dans la glace des Alpes pendant quatre millénaires, son corps a révélé de peines marques sur les zones souffrant d'arthrose. Le tatouage, ici, aurait été pratiqué à des fins magico-thérapeutiques, mais il pouvait alors aussi bien être réalisé lors de rites de passage ou dans le cadre de coutumes religieuses. Cet usage païen est frappé d'interdit par l'Eglise dès le début du Moyen Age et disparaît d'Occident jusqu'à ce que les explorateurs européens ne le redécouvre... lors de leurs expéditions, à partir du XVIIe siècle. On doit ainsi au navigateur James Cook le terme "tattow", "tatau" en tahitien, qu'il découvre lors d'un voyage dans l'île polynésienne en 1759. Dès lors, les marins vont ramener à même la peau les témoignages de cette pratique ancestrale et la réintroduire dans leur pays d'origine.

Passage obligé dans la marine, largement répandu dans l'armée, le tatouage a également été utilisé pour marquer à jamais l'épiderme des esclaves, bagnards, prisonniers de camps, taulards ou prostituées. Et cette image très négative va longtemps lui coller à la peau. [...] Subversif, sulfureux, le tatouage devient petit à petit l'emblème d'une contre-culture aux États-Unis, qui dépasse largement le champ des taulards et de l'armée. Il accompagne le mouvement pacifiste et hippie, la libération des femmes, qui s'y mettent franchement à la manière d'une Janis Joplin tatouée par Lyle Tuttle. [...]

Se faire tatouer, c'est dévoiler une partie de soi, affirmer et afficher son identité. C'est aussi un acte radical, sans retour en arrière possible ; un engagement à vie. Pour les "porteurs d'encre", comme les nomme le sociologue Elise Müller, il s'agit souvent de s'approprier son corps et de l'inscrire dans une certaine permanence à l'heure eu tout se consomme et se jette à une vitesse vertigineuse... Dans l'intimité du studio, des liens, indélébiles eux aussi, se créent entre tatoueurs et tatoués, parmi lesquels on trouve de véritables collectionneurs près à attendre des années avant de pouvoir passer entre les mains de leur idole. L'expérience peut s'avérer bouleversante. Tatouée intégralement par Shinge, véritable légende vivante dans le domaine, Uki Yoko raconte ainsi, dans La Voie de l'encre (film diffusé au Quai Branly): "Mon tatoueur m'a révélé des choses sur ma personnalité. Désormais, je me sens plus libre de vivre selon mes propres règles."

Au quotidien elle dissimule ses tatouages sous des vêtements amples et porte une perruque car au Japon le tatouage reste très mal vu et c'est sa nature secrète qui lui confère sa beauté. Certains tatoués, au contraire, se mettent en scène dans des performances spectaculaires, n'hésitant pas à recouvrir leur visage peur aller au bout de leur personnage.

Le tatouage a désormais conquis de nouveaux territoires, envahissant les champs de la publicité, de la musique et de la mode. Les hard-rockers d'ACDC ou les Red Hot Chili Peppers en avaient fait leur tenue de scène avant qu'il ne devienne l'apanage des stars du hip-hop tandis que Jean-Paul Gaultier le faisait défiler dès 1994. Il a ensuite rapidement séduit la planète people, des frêles épaules d'Angelina Jolie aux biceps de David Beckham, en passant par la nuque de Rihanna. Résultat - la pratique s'est démocratisée, voire banalisée - elle est même la star d'une émission de télé-réalité américaine. Avec pour conséquence, une explosion du nombre de tatoueurs : en France, il existait une quinzaine de boutiques en 1952, contre plus de 1500 aujourd'hui. Tous les tatoueurs ne sont évidemment pas des artistes et beaucoup se contentent de reproduire les motifs diffusés sur Internet. Comment réagissent les aficionados, les purs et durs ? "On ne choisit pas toujours ses voisins", répond l'un d'eux, la mâchoire serrée. D'autres, comme Filip Leu, se félicitent de cet engouement populaire qui, selon lui, attire de nouveaux talents prêts à renouveler l'art du tatouage. Jusqu'où ira la déferlante "tattoo" ? Nul ne le sait, mais il a d'ores et déjà laissé son empreinte indélébile sur les sociétés du XXIe siècle.

Daphné Bétard, "Le tatouage dans la peau", Beaux-Arts magazine, juillet 2014.

Document B

Le musée du Quai Branly est consacré aux arts et civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques.

Affiche de l'exposition 'Tatoueurs, tatoués', du 6 mai 2014 au 18 octobre 2015

Séance 07

Le corps sportif

Oral

Le sport produit-il un corps naturel ou artificiel ?

Lecture

1. Quel est le point de vue défendu par cet auteur sur le dopage ?

2. Quels arguments utilise-t-il pour justifier son point de vue ? Résumez-les.

3. Quelles questions pose-t-il ?

Pistes

Débat

Selon vous, est-on "propriétaire de son corps" ?

Le constat selon lequel le dopage met en péril la santé des sportifs ne doit pas masquer le fait que la haute compétition sollicite le corps jusqu'au dépassement de ses limites. Dopé ou pas, franchir en bicyclette un col de première catégorie revient à mettre son cœur à dure épreuve. En gravir plusieurs dans la journée ne peut qu'être dévastateur pour la santé. Et renouveler plusieurs jours de suite cet exploit (ce qui est sans doute impossible sans "rééquilibrage hormonal"), confine à une manière de suicide. Dans ces conditions d'extrême sollicitation des corps, le dopage paraît inévitable. Ainsi, comment ne pas se montrer incrédule quand, d'une part, on annonce une diminution du nombre des contrôlés positifs et quand, d'autre part, les moyennes de courses s'élèvent sans cesse, au point que tout le peloton réussit aujourd'hui l'ascension de l'Alpe d'Huez dans des meilleurs temps que ceux de Fausto Coppi ou Eddy Merckx1 ?

Mais, par-delà la dénonciation des hypocrisies, les évolutions actuelles du sport de haute compétition soulèvent deux types de questions. Les premières concernent d'abord le statut de champion : naguère encore héros, il est devenu une star. Cette mutation a en partie libéré le champion d'exigences morales qui constituaient précédemment des contraintes incontournables. Mêlé à des affaires de dopage ou de corruption, non seulement il ne perd pas toujours son crédit mais il peut parfois se voir conforté dans son exceptionnalité. [...]Dans un processus circulaire, la "starisation" fait entrer dans le monde des affaires comme les affaires concourent à la "starisation". L'important pour la star est de se rendre visible, tout surcroît de médiatisation semble bon à prendre. Cela ne veut pas dire pour autant que ses conduites soient toutes acceptées, mais le blâme éventuel appartient au public plutôt qu'aux institutions sportives. L'opinion publique ne suit plus l'institution sportive, elle la précède. Regarder les cyclistes s'échiner des journées durant sur les pentes des Alpes ou des Pyrénées incite les spectateurs à une dangereuse indulgence, qui va pour beaucoup jusqu'à pardonner l'emploi de quelques adjuvants pour accomplir une épreuve perçue à juste titre comme surhumaine. [...]

À ce propos, il faut noter que l'aisance avec laquelle Lance Armstrong remporta ses quatre premières victoires du Tour de France ne le rendait guère sympathique aux yeux du public. Cette facilité discréditait l'effort des autres concurrents. Ses échappées laissaient derrière lui une procession de souffrance, sans que sur son visage ne passent ni la peine ni l'effort. Les journalistes ne se privaient pas de marquer la différence entre lui et ses prédécesseurs, les autres "géants du tour" (Coppi, Anquetil, Merckx, Hinault1...) qui, aussi grand que fut leur talent, n'en demeuraient pas moins des "forçats de la route". Il a donc fallu attendre le Tour du centenaire et la détermination de Jan Ullrich, pour mettre fin à l'absolutisme de l'Américain et pour que, de simple formalité, l'épreuve se transforme en "duel épique". Les souffrances qui accompagneront sa cinquième victoire du Tour lui apporteront la gloire qui jusque-là lui faisait défaut.

Le deuxième type de questionnement revêt une dimension morale et concerne les limites à poser ou pas aux prises de risques consenties par les sportifs. Jusqu'où peut-on jouer avec sa santé ? Les sportifs ne dépassent-ils pas les bornes du supportable ? Ce type d'interrogations n'est vraiment pertinent qu'à condition que le spectateur consente à cesser de vouloir un spectacle toujours plus extraordinaire, tout en s'étonnant des dégâts occasionnés par ce caractère extrême des compétitions. Tant que l'on estimera que c'est au sportif qu'il revient de décider qu'il est propriétaire de son corps, il faudra bien admettre que la violence, certes la moins visible mais pourtant la plus déterminante, est celle des spectateurs. Changer, cela supposerait d'accepter l'organisation de compétitions présentant des performances moindres, avec par exemple pour le Tour de France un calendrier qui ne prévoirait plus une étape de trois cents kilomètres par jour mais une étape de cent cinquante kilomètres tous les deux jours. Les impératifs médiatiques ne valent que si le public les ratifie.

P. Duret, Cahiers français, n° 320 (mai-juin 2004), Sport et société , "Compétitions et dopage". © La Documentation française.


1. Champions cyclistes héros du tour de France

Dans un recueil d'articles consacrés au sport et à la vie économique et politique, sous la direction de François Bégaudeau, écrivain, Mathieu Larnaudie aborde le thème du libéralisme dans le contexte du sport.

On le sait, certaine doxa réunit un ensemble de vertus sous l'appellation générique "valeurs du sport". Ce dernier serait facteur d'intégration, école de la vie, porteur de respect, de tolérance, d'amitié entre les peuples. Il formerait un monde à part, un cas singulier de l'activité des hommes, animé par ce qu'il y a de meilleur en eux. Une autre doxa, critique celle-ci, propose du même phénomène une interprétation plus inquiétante : le sport, sa logique de compétition, son spectacle, son marché représenteraient le paradigme du capitalisme le plus féroce, dont les athlètes seraient à la fois les champions et les victimes.

Dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, Boltanski et Chiapello relevaient une analogie discursive entre langage managérial et langage du monde artistique. Une similitude du même ordre lie ceux de l'entreprise et du sport. Le culte de la performance et l'organisation collective leur désignent un champ sémantique conjoint : encore simple entraîneur de l'équipe de France de rugby, Bernard Laporte brandit un jour la vidéo d'une conférence du PDG d'une multinationale en disant qu'ici se trouvait la meilleure méthode de coaching qui soit. Autour des rôles de manager et de coach, capitalisme et sport échangent leurs objectifs, qu'ils se nomment croissance, profit ou victoire. On gère une équipe et un club comme une entreprise, et vice versa.

Dès lors il est difficile de démêler l'appât du gain de la quête de la gloire dans les motivations de tel coureur cycliste dopé mettant, à terme, sa vie en danger. De même, la versatilité des effectifs des grands clubs des sports collectifs laisse perplexe ; on a beau jeu de ne voir dans les sportifs que des mercenaires qui se plient sans vergogne à cette réification mercantile pourvu que la servitude volontaire leur remplisse les poches. La soif du profit aurait remplacé l'amour du maillot. Dans les faits, c'est évidemment bien plus compliqué que cela ; mais la dimension économique est intrinsèquement mêlée aux déplacements de ces travailleurs que l'on nomme sportifs : elle génère un marché dont les flux sont d'une densité et d'une flexibilité considérables. Là encore, le sport professionnel se situe à la pointe de l'économie globalisée et le sportif - y compris et surtout les laissés-pour-compte que ce marché précarise - est le cobaye des avant-postes du monde du travail.

L'aura populaire des sportifs, c'est bien connu, les mue également en pub sur pattes, en hommes-sandwichs. La valeur du corps de l'athlète tient de son talent propre, mais aussi de sa propension à faire voir et faire vendre : lors de l'onéreux transfert de la star David Beckham au Real Madrid, son coût se trouvait déjà intégralement amorti par les retombées d'image et le merchandising que sa présence au club générait.

Le corps sportif est le lieu d'une expérimentation en acte - qu'on pense à la question, cardinale pour le capitalisme tertiaire, de la gestion complète des temps de vie : sous l'exigence de "l'hygiène de vie", un sportif l'est à temps complet (quand il mange, quand il dort, quand il fait l'amour, il travaille encore). Par là même, à condition précisément de ne pas s'en tenir à la seule défense des prétendues "valeurs" qui l'isolent dans un domaine sacralisé et instrumentalisable, le sport peut et doit faire l'objet d'une véritable attention politique : non seulement en tant que symptôme, mais, simplement, parce que des corps y sont en jeu.

Mathieu Larnaudie, in François Begaudau, La Politique par le sport, 2009.

Dans un article du quotidien Libération, la philosophe Isabelle Quéval, elle-même ancienne sportive de haut niveau, fait une analyse critique des conséquences, sur le plan alimentaire, du culte de la performance qui anime les sociétés modernes.

Les Grecs, ces lointains cousins d'Astérix, définissaient [la santé] par la mesure, la proportion convenable des humeurs, l'harmonie avec la nature. Nous, Modernes, avons choisi la démesure. Les Anciens avaient une fascination pour la limite, nous avons résolument et depuis longtemps, au moins depuis les lumières, choisi le progrès à tout prix, l'illimité.

"No limits", vantent un certain nombre de publicités ou de slogans sportifs à l'intention des jeunes. Point de surprise alors, sauf celle de la mauvaise foi, à constater que notre société tout entière et pas seulement sportive, comme le montrait si justement il y a quelque temps Alain Ehrenberg1, voue, quasiment en aveugle, un véritable culte à la performance.

Mais le sportif de haut niveau n'est en réalité que le bouc émissaire d'une société qui est en toutes ses facettes ce qu'on appellera une "société dopante". À commencer par le biais de la publicité, notamment dans ses messages concernant l'alimentation. "Manger sain pour être plus performant !" sublimissime association des deux idéaux précédemment cités, comme pour nous faire croire à leur réconciliation et, du coup, à notre bonne conscience, comme si le bien-être supposément procuré par la nourriture était compatible avec ces injonctions permanentes à "se dépasser ", "s'éclater", "se déchirer", "se défoncer", " s'arracher", expressions, au passage, hautement familières du vocabulaire sportif et entrepreneurial !

Astérix, c'est l'histoire d'un type qui ne peut pas être lui-même sans boire de la potion magique. C'est donc notre histoire à tous, nous les premiers Gaulois, plus gros consommateurs d'antidépresseurs du monde, nous dont la publicité ne cesse de vanter pour nos enfants des "quatre-heures à moteur" sans lesquels la journée scolaire devient insurmontable, des céréales dont les vertus sont telles que la bande dessinée derrière la boîte nous raconte que ceux qui les consomment sont soupçonnés de dopage, des yaourts, des desserts, des potages, toujours "enrichis en quelque chose", publicité qui incite nos élèves et étudiants et nous-mêmes, adultes surmenés, tous unis dans le même stress de la performance, à l'école comme à l'entreprise, à consommer en période d'examens ou de fatigue moult vitamines et autres antifatigue, boissons reconstituantes, générateurs de sommeil.

Santé et performance, c'est le nouveau duo à la mode de la publicité pour l'alimentation. Certes, personne ne s'est jamais dopé au jus d'orange (enrichi en vitamine C), ni même à l'aspirine (fluidifiant sanguin réduisant les courbatures). Mais l'attitude dopante ne commence pas avec le dopage répertorié – celui de Virenque2 –, elle commence dans nos têtes, dans nos mœurs, dans une idéologie de la performance qui conduit à penser que l'alimentation et tous ses adjuvants, et bientôt les fameux "alicaments3", permettront d'améliorer cette performance. L'attitude dopante, c'est d'abord une habitude, un confort psychologique, un réflexe, la vie quotidienne sous perfusion de bonne conscience alimentaire : que de thèses restent à écrire sur les messages subliminaux de ces inoffensives céréales que consomment nos enfants sous nos yeux rassurés ! Qu'y a-t-il donc de surprenant à ce que le sportif, et a fortiori le sportif de haut niveau, forcément un peu narcissique, obsédé par ses sensations, attaché aux performances de son corps, soit finalement particulièrement réceptif au message que la société tout entière, la publicité nous envoient : une performance, un adjuvant, et l'alimentation pour prétexte !

Mais bouc émissaire aussi, Richard Virenque, parce qu'on l'a accusé de tricher. Et certes, au regard des lois sportives, de ces règles et de cet esprit, le fameux fair-play, qui fondèrent le sport moderne, Richard Virenque a indéniablement triché et menti. Cependant, on pourrait regarder ce mythe, et ce qu'on lui fait dire, à deux fois. Parce que Richard Virenque lynché par les médias, quand avant lui Johnny Hallyday, Françoise Sagan ou Sartre ont reconnu s'être drogués pour assurer finalement eux aussi une performance, une création et sans que, à ce que l'on sache, celle-ci ait été annulée, ni minimisée, par l'aveu de dopage, c'est quand même deux poids deux mesures. Parce qu'on sait pertinemment aussi que, dans bien des domaines, la littérature et le "show-biz", la politique et l'armée, dans la préparation des concours, les individus qui consomment des drogues pour améliorer leurs performances sont, c'est le cas de le dire, légion [...].

I. Quéval, Le Complexe d'Astérix, Libération, article paru dans l'édition du 18/04/2001.

Document B

Clint Eastwood, Million Dollar Baby, 2005.

Séance 08

Million dollar baby

Observation

1. Du début à 40 min : Comment évolue le corps du sportif d'après Million Dollar Baby ?

2. De 1 h 26 min à 1 h 33 min (6 minutes) : Comment le moment de la chute est-il filmé ? 1'43'23 et de 1'49'06 à 2'05'26 :

3. De 1 h 33 min à 1 h 43 min et de 1 h 48 min à 2 h 08 min (30 minutes) : Comment évolue le corps de Maggie ?

4. Selon vous, Frank a-t-il eu raison d'agir comme il l'a fait ? Pourquoi ?

Pistes

Clint Eastwood, Million Dollar Baby, 2005.

Je suis réveillé quelques heures plus tard par une douleur si forte et si diffuse que je suis incapable d'en localiser l'origine précise. Mes pieds bougent. Les deux. Les mains aussi. Chacun de mes yeux perce la semi-obscurité. Je suis entier. Avec ma langue, je fais le tour de ma bouche. En bas, elle vient s'appuyer sur les gencives de la mâchoire inférieure : les dents ont été pulvérisées. Les hauteurs, elles, s'annoncent comme un couloir sans fin ; ma langue ne rencontre pas d'obstacle et lorsqu'elle vient toucher les sinus, je décide d'interrompre cette première visite. C'est tout ce vide qui me fait souffrir.

De nouveau, je vois s'agiter au-dessus de moi deux mentons.

Les deux hommes sont en blouse blanche. Nouvelle tentative pour parler, qui se solde par un gargouillis sourd comme la plainte d'un grand mammifère.

Les médecins n'ont pas remarqué ma tentative malheureuse et continuent à discourir sur mon cas. Deux longues sangles me maintiennent pieds et mains liés au lit de camp et m'interdisent le moindre geste. On s'agite beaucoup dans ce couloir qui ressemble à une gare de triage. La guerre a donc bel et bien commencé. Je n'ai pas été victime d'un coup de semonce.

- Une fiche a été faite au poste de secours, mais elle est illisible.

Couverte de salive et de sang mélangés.

- Voyons voir. Destruction maxillo-faciale. Notez, mon vieux ! Béance totale des parties situés du sommet du menton jusqu'à la moitié du nez, avec destruction totale maxillaire supérieur et du palais, décloisonnant l'espace entre la bouche et les sinus. Destruction partielle de la langue. Apparition des organes de l'arrière-gorge qui ne sont plus protégés. Infection généralisée des tissus meurtris par apparition de pus.

Il poursuit :

- Sérions les problèmes ! Risque de gangrène par infection des parties meurtries. Risque d'infection des voies aériennes et régions pulmonaires par manque de protection. Risque d'anémie par difficulté d'alimenter le blessé par voies buccales et nasales. Conclusion, Charpot : vous me dégagez ce bougre à l'arrière. Direction Val-de-Grâce. A ma connaissance, il n'y a que là qu'on puisse faire quelque chose pour lui. Si la gangrène ne s'y met pas.

En attendant, nettoyez les plaies. Faites-lui ordre de transport par wagon sanitaire. Surtout s'il est conscient au moment de le nourrir. Il risque de souffir.

- Rien d'autre, major ?

- Rien d'autre, Charpot. En attendant, ne le laissez pas là. Ses plaies dégagent une telle puanteur qu'il va faire tomber ceux qui tiennent encore debout.

Marc Dugain, La Chambre des officiers, 1998.

Le premier cas de polio, cet été-là, se déclara début juin, tout de suite après Memorial Day, dans un quartier italien pauvre à l'autre bout de la ville. Dans le quartier juif de Weequahic, au sud-ouest, nous n'avions entendu parler de rien, et nous n'avions pas non plus entendu parler de la douzaine de cas qui s'étaient déclarés ici ou là, sporadiquement, dans presque tous les quartiers de Newark sauf le nôtre. Ce n'est que le 4 juillet, quand il avait déjà été fait état de quarante cas dans la ville, que parut à la une du journal du soir un article intitulé "Le directeur de la Santé met en garde les parents contre la polio", dans lequel on citait le docteur William Kittell, directeur du service de la santé, qui demandait aux parents de surveiller leurs enfants de près et de contacter un médecin si l'un d'eux présentait des symptômes tels que mal de tête, mal de gorge, nausées, torticolis, douleurs articulaires, ou fièvre. Même si le docteur Kittell reconnaissait que quarante cas de polio, c'était deux fois plus que ce que l'on comptait normalement au début de la saison de la polio, il voulait que l'on comprenne bien que notre ville de 429 000 habitants ne souffrait absolument pas de ce qui aurait pu être considéré comme une épidémie de poliomyélite. Cet été-là comme tous les étés, il y avait des raisons de se montrer vigilant et de prendre les mesures d'hygiène appropriées, mais il n'y avait pas encore lieu de céder à l'affolement dont avaient fait preuve, "ce qui pouvait se comprendre", les parents, vingt-huit ans plus tôt pendant l'épidémie de 1916, la pire qu'on eût connue, dans le nord-est des États-Unis, épidémie qui avait fait plus de 27 000 victimes, dont 6 000 morts. À Newark, il y avait eu 1 360 cas de polio, et 363 morts.

Or, même dans une année avec un nombre moyen de cas, où les risques de contracter la polio étaient bien moindres qu'en 1916, l'éventualité d'une maladie paralysante qui laissait un jeune à jamais infirme et difforme, ou incapable de respirer hors d'un appareil cylindrique en métal qu'on désignait sous le nom de poumon d'acier, ou qui pouvait conduire à la mort par la paralysie des muscles respiratoires, une telle éventualité était de nature à provoquer chez les parents de notre quartier une grande appréhension et à troubler la tranquillité d'esprit des enfants qui, libérés de l'école pendant les mois d'été, pouvaient jouer dehors toute la journée jusqu'aux longues heures du crépuscule. L'inquiétude concernant les conséquences dramatiques d'une attaque de polio sévère était renforcée par le fait qu'il n'existait aucun remède pour traiter la maladie ni aucun vaccin pour vous immuniser contre elle. La polio, ou paralysie infantile, comme on l'appela tant qu'on pensa qu'elle affectait principalement les enfants en bas âge, pouvait tomber sur n'importe qui, sans raison apparente. Bien que les jeunes de moins de seize ans fussent les victimes habituelles, les adultes eux aussi pouvaient être gravement atteints, ce qui avait été le cas de l'actuel président des États-Unis.

Franklin Delano Roosevelt, la plus célèbre des victimes de la polio, avait contracté la maladie quand il était un homme vigoureux de trente-neuf ans, et depuis lors il ne pouvait pas marcher sans soutien. Même ainsi, il devait porter un lourd appareil de cuir et de métal des hanches jusqu'aux pieds pour se tenir debout.

Philipp Roth, Nemesis, éd. Gallimard, 2012.

Document A
Document B

Frida Khalo, La Colonne brisée, 1944.

Recroquevillé sur le fauteuil que leur mère pousse le long des couloirs de l'hôpital, j'observe mes enfants à la dérobée. Si je suis devenu un père quelque peu zombie, Théophile et Céleste, eux, sont bien réels, remuants et râleurs, et je ne me lasse pas de les regarder marcher, simplement marcher, à côté de moi en masquant sous un air assuré le malaise qui voûte leurs petites épaules. Avec des serviettes en papier, Théophile essuie, tout en marchant, les filets de salive qui s'écoulent de mes lèvres closes. Son geste est furtif, à la fois tendre et craintif comme s'il était en face d'un animal aux réactions imprévisibles. Dès que nous ralentissons, Céleste m'enserre la tête entre ses bras nus, couvre mon front de baisers sonores et répète : "C'est mon papa, c'est mon papa", à la manière d'une incantation. On célèbre la fête des pères. Jusqu'à mon accident nous n'éprouvions pas le besoin d'inscrire ce rendez-vous forcé à notre calendrier affectif, mais, là, nous passons ensemble toute cette journée symbolique pour attester, sans doute, qu'une ébauche, une ombre, un bout de papa, c'est encore un papa. Je suis partagé entre la joie de les voir vivre, bouger, rire ou pleurer pendant quelques heures, et la crainte que le spectacle de toutes ces détresses, à commencer par la mienne, ne soit pas la distraction idéale pour un garçon de dix ans et sa petite sœur de huit, même si nous avons pris en famille la sage décision de ne rien édulcorer.

Nous nous installons au Beach Club. J'appelle ainsi une parcelle de dune ouverte au soleil et au vent où l'administration a eu l'obligeance de disposer tables, chaises et parasols et même de semer quelques boutons d'or qui poussent dans le sable au milieu des herbes folles. Dans ce sas situé au bord de la plage, entre l'hôpital et la vraie vie, on peut rêver qu'une bonne fée va transformer tous les fauteuils roulants en chars à voile. "Tu fais un pendu ?" demande Théophile, et je lui répondrais volontiers qu'il me suffit déjà de faire le paralysé, si mon système de communication n'interdisait les répliques à l'emporte-pièce. Le trait le plus fin s'émousse et tombe à plat quand il faut plusieurs minutes pour l'ajuster. À l'arrivée on ne comprend plus très bien soi-même ce qui paraissait si amusant avant de le dicter laborieusement lettre par lettre. La règle est donc d'éviter les saillies intempestives. Cela enlève à la conversation son écume vif-argent, ces bons mots qu'on se relance comme une balle sur un fronton, et je compte ce manque forcé d'humour parmi les inconvénients de mon état.

Enfin, va pour un pendu, le sport national des classes de septième. Je trouve un mot, un autre, puis cale sur un troisième. En fait, je n'ai pas la tête au jeu. Une onde de chagrin m'a envahi, Théophile, mon fils, est là sagement assis, son visage à cinquante centimètres de mon visage, et moi, son père, je n'ai pas le simple droit de passer la main dans ses cheveux drus, de pincer sa nuque duveteuse, d'étreindre à l'en étouffer son petit corps lisse et tiède. Comment le dire ? Est-ce monstrueux, inique, dégueulasse ou horrible ? Tout d'un coup, j'en crève. Les larmes affluent et de ma gorge s'échappe un spasme rauque qui fait tressaillir Théophile. N'aie pas peur, petit bonhomme, je t'aime. Toujours dans son pendu, il achève la partie. Encore deux lettres, il a gagné et j'ai perdu. Sur un coin de cahier il finit de dessiner la potence, la corde et le supplicié.

Jean-Dominique Bauby, Le Scaphandre et le Papillon, 1997.

Document B

Séance 09

Mauvais genres

Synthèse

Vous proposerez un plan de synthèse détaillé (avec des références précises et explicites à chaque document) et organisé (avec parties et sous-parties).

Document A

La décision est inédite. Le tribunal de grande instance (TGI) de Tours a ordonné, le 20 août, la rectification de l'état civil d'une personne née avec une "ambiguïté sexuelle" et la substitution de la mention de "sexe masculin" par la mention "sexe neutre". "C'est la première fois qu'on reconnaît en Europe l'appartenance d'un adulte à un sexe autre que masculin ou féminin", insiste Benjamin Moron-Puech, auteur d'un mémoire Les Intersexuels et le droit (université Panthéon-Assas).

Cela n'a pas échappé au parquet, qui a fait appel d'une décision qu'il estime relever d'un "débat de société générant la reconnaissance d'un troisième genre". "Nous ne sommes pas dans le rôle du législateur pour créer la loi", a observé le vice-procureur de la République de Tours, Joël Patard. "C'est une décision importante, analyse M. Moron-Puech. Et le parquet estime souhaitable que d'autres juridictions, et sans doute à terme la Cour de cassation, se prononcent sur cette question afin de dégager une solution claire et faisant autorité."

D'ores et déjà, Vincent Guillot est "heureux". Celui qui a cofondé, en 2004, l'Organisation internationale des intersexués (OII), voit dans cette remise en cause de la binarité sexuelle la "suppression du principal prétexte aux mutilations des enfants en bas âge".

"Des traitements irréversibles"

Car c'est avant tout cette revendication que portent les personnes intersexuées, qui représenteraient 1,7 % de la population ou encore environ 200 nouveau-nés par an en France. L'intersexualité renvoie à une variation de l'aspect des organes génitaux externes et internes souvent corrigée par un traitement hormonal ou une chirurgie génitale à la naissance, dans le but d'assigner à l'enfant un sexe féminin ou masculin.

"Dès les années 1940, les traitements précoces tels que la réduction clitoridienne ou la vaginoplastie ont commencé à se systématiser, rappelle Cynthia Kraus, philosophe à l'université de Lausanne, en Suisse. Certains cliniciens continuent de justifier ces traitements irréversibles pour assurer le prétendu bon développement psychologique et sexuel de l'enfant. En réalité, ils privilégient l'apparence des organes génitaux au détriment de l'intégrité corporelle et du droit à l'autodétermination, alors même qu'on ne sait pas comment la morphologie de l'enfant va évoluer ni à quel sexe il va s'identifier."

En mai 2015, le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Nils Muiznieks, a présenté un rapport sur le sujet dans lequel il évoque ces "conséquences tout au long de la vie, incluant : la stérilisation, des lésions graves, des infections de l'appareil urinaire, une réduction ou la perte complète des sensations sexuelles, la suppression des hormones naturelles, la dépendance aux médicaments et un sentiment profond de la violation de leur personne".

D'après Vincent Guillot, seules deux procédures au pénal contre des médecins seraient en cours en France. "Le combat des intersexes est récent, rappelle Joëlle Wiels, généticienne au CNRS et coauteurs de Mon corps a-t-il un sexe ? (Editions La Découverte, 2015). L'intersexuation a longtemps été taboue, considérée comme une maladie."

Le cas des transsexuels

Les malentendus ne sont pas tous dissipés. Sur Twitter, La Manif pour tous a vu dans la décision du TGI de Tours l'œuvre de "l'idéologie du gender" (du genre). Le directeur de l'hebdomadaire Valeurs actuelles, Yves de Kerdrel, parle, lui, du "début d'un effondrement des piliers de notre civilisation".

Cette décision a-t-elle ouvert une boîte de Pandore ? De l'avis de Benjamin Moron-Puech, "les juges qui seront prochainement saisis de cette affaire s'attacheront sans doute à circonscrire très nettement leur décision aux seules personnes intersexuées". Peut-on imaginer, par exemple, que les personnes transsexuelles puissent à l'avenir se revendiquer elles aussi d'un sexe neutre ? Aujourd'hui, elles peuvent seulement modifier le sexe mentionné à l'état civil si elles attestent d'une transition "irréversible", c'est-à-dire d'une stérilisation. Bien que l'ablation génitale ne soit pas obligatoire, les demandeurs doivent souvent se soumettre à des expertises attestant d'une opération chirurgicale de réassignation sexuelle.

"Biologiquement, les transsexuels n'ont rien à voir avec les personnes intersexuelles, tranche Joëlle Wiels. Mais, du point de vue de la reconnaissance des droits, il y a cet objectif commun de faire tomber la bicatégorisation mâle/femelle". A l'inter-LGBT (Interassociative lesbienne, gaie, bi et trans), Clémence Zamora-Cruz, chargée des questions trans, précise : "Des personnes peuvent réclamer un troisième genre, mais ce n'est pas une revendication globale des associations trans. A l'inter-LGBT, on pense que la personne doit pouvoir s'autodéterminer selon sa conviction intime."

Julia Pascual, "Sexe neutre : un nouveau genre ?", lemonde.fr, 14 octobre 2015.

Document B

Manifestations contre "le mariage pour tous", polémiques sur l'enseignement du genre à l'école, victoire de Conchita Wurst à l'Eurovision et loi australienne en faveur d'un sexe neutre... Plusieurs événements récents ont mis les questions de genre et de sexualités au centre du débat public. Avec une problématique récurrente : qu'est-ce qui relève du choix, qu'est-ce qui relève du déterminisme biologique dans nos pratiques et identités sexuelles ?

Aussi fondamentales paraissent-elles, ces problématiques sont en réalité récentes. Dans un article de 1981 intitulé "Histoire critique du mot hétérosexualité", Jean-Claude Féray souligne qu'il a fallu attendre 1869 pour que l'écrivain et essayiste hongrois Karl-Maria Kertbeny délimite pour la première fois une différence entre "l'homosexualité" et ce qu'il nomme la "normalsexualité" (qui deviendra l'hétérosexualité). L'hétérosexualité reste alors la seule forme normale, agissant comme un fantôme souverain, une injonction normative puissante mais jamais questionnée.

Le genre : entre injonctions et transformations

Alors que l'homosexualité s'est d'abord définie comme une pathologie, d'autres théoriciens comme Magnus Hirschfeld développent à son égard l'idée d'une "variance normale" de la sexualité. Mais un autre concept, en provenance des États-Unis, vient ébranler cette idée. Les recherches d'Alfred Charles Kinsey autour du concept de "bisexualité" (1948) poussent l'hétérosexualité à perdre son statut d'universalité pour devenir, théoriquement dans un premier temps, une pratique sexuelle parmi d'autres dans la mosaïque des sexualités. Aujourd'hui, la théorie queer permet de reformuler cette opposition. Dans son épistémologie du placard (1990), Eve Kosofsky Sedgwick montre ainsi que le "placard" qui symbolise la "honte" ou le "secret" de l'homosexualité socialement perçue comme anormale, dissimule une caractéristique plus large des identités sexuelles : entre homosexualité et hétérosexualité, entre masculin et féminin, les frontières et les hiérarchies parfois se dérobent. La "découverte" de la pluralité des formes de sexualité entraîne dans son sillage une série d'interrogations sur la notion d'identité de genre (masculinité/féminité) : comment s'émanciper des normes de genre ?

Popularisée par Anne Oakley en 1972 dans son livre Sex, Gender and Society, la notion de genre connaît en France deux grandes acceptions. La première permet d'insister, à la manière de Christine Delphy (L'Ennemi principal, 1998), sur la dimension matérielle des oppressions de genre et sur les hiérarchies qu'elles fabriquent. Le "patriarcat" crée des inégalités entre les femmes et les hommes, par exemple, dans le milieu domestique (80 % des tâches ménagères sont accomplies par les femmes) et professionnel (salaires féminins inférieurs de 25 %, en équivalent temps plein, en moyenne à ceux masculins). Une seconde tendance, inspirée par les théoriciennes queer Térésa de Lauretis et Judith Butler, permet d'appréhender la pluralité des identités de genre en s'intéressant, par exemple, à celles qui dépassent la binarité masculin/féminin, comme les drag-queens ou drag-kings. J. Butler en déduit que les identités de genre reposent en grande partie sur des "pratiques d'improvisation qui se déploient à l'intérieur d'une scène de contrainte" (2006). Le genre est précisément cela : la manière dont les individus composent avec les contraintes sociales et biologiques. La plupart acceptent d'appartenir soit au genre féminin soit au genre masculin, mais certains ne se reconnaissent ni dans l'un ni dans l'autre. Certain(e)s, comme Conchita Wurst, gagnante 2014 de l'Eurovision, veulent être les deux à la fois.

L'invention de la transidentité

D'autres identités sont possibles, au-delà des assignations de genre classiques (masculin/féminin). C'est dans cette perspective que se développent aujourd'hui les trans studies. Elles tentent de rompre avec la pathologisation des personnes trans. L'histoire des transidentités, restituée par Maxime Foerster (2012) ou Karine Espineira (2008), insiste alors sur les transidentités dans leurs diversités ainsi que sur leurs revendications. En France, par exemple, certains psychiatres et tribunaux considèrent encore le changement de genre comme une maladie mentale et demandent que les personnes trans soient stérilisées pour accorder un changement d'état civil. Mais des figures comme Thomas Beatie – un homme trans americain qui, ayant gardé ses organes reproducteurs, est tombé enceint – interrogent en retour ces normes juridiques. Aujourd'hui, ces multiples formes transidentitaires (hommes ou femme trans opéré(e)s, non opéré(e)s...) s'éloignent donc du modèle médical et psychiatrique du "transsexualisme" (cette maladie inventée par la psychiatrie en 1958) pour développer de nouveaux rapports aux genres et aux corps.

Les sciences naturelles ne sont pas en reste dans la reconnaissance d'une possibilité pour les individus d'inventer leur identité sexuelle. En neurobiologie, Catherine Vidal a montré que "chaque cerveau est différent, quel que soit le sexe" (2013). Les études de Priscille Touraille sur la taille des garçons et des filles (2008) soulignent également que les comportements culturels influencent de manière non négligeable notre apparence physique. À la suite d'Anne Fausto-Sterling (2012), il s'agit de considérer que la frontière entre les sexes est moins épaisse qu'il y paraît. Les recherches sur le monde animal y contribuent. Par exemple, Joan Roughgarden (2012) met en avant la pluralité des formes sexuées dans le règne animal. Au final, une lecture biologique ne dit rien d'autre que la pluralité et la contingence des caractéristiques sexuelles du vivant.

Arnaud Alessandrin, "Peut-on choisir son identité sexuelle ?", in Sciences Humaines, Les grandes questions de notre temps, n° 266, janvier 2015.

Document C

Passionné par le mélange des genres, de l'antiquité grecque aux photos de mode d'aujourd'hui, l'éditeur et écrivain Patrick Mauriès publie Androgynie, une image de mode et sa mémoire. Un beau livre, d'une érudition extraordinaire. Il s'en explique à L'Express diX.

D'où est venue l'envie de réaliser ce livre ?

Par curiosité. En 2013, j'ai constaté l'explosion du nombre de modèles androgynes, hommes comme femmes, dans les revues de mode anglo-saxonnes. J'ai cherché à comprendre d'où venait ce phénomène, pourquoi il advenait à ce moment-là, et ce qu'il disait de l'actualité.

Quel est le fruit de votre recherche ?

J'ai d'abord remarqué que notre époque faisait étrangement écho à la fin du XIXe siècle, elle aussi obsédée par le mélange des genres avec des artistes tels que Gustave Moreau, Oscar Wilde ou Joséphin Peladan... J'en suis venu à la conclusion que la figure de l'androgyne surgit en réaction aux grandes révolutions industrielles qui uniformisent le style et la pensée. Aujourd'hui, face à la mondialisation, l'avènement d'Internet et des réseaux sociaux, la singularité se réaffirme. Par ailleurs, le travail de philosophes français tels que Jacques Derrida, puis ceux d'universitaires américains comme Judith Butler avec les gender studies, ont infusé dans la culture populaire. La notion figée de genre masculin ou féminin a volé en éclat.

Pourtant, avec Mick Jagger, David Bowie ou les New York Dolls, les figures androgynes existent depuis des décennies dans la culture pop... La mode a-t-elle un train de retard ?

D'une certaine façon. Mais dans les années 1970, ces icônes musicales se mettaient en scène de façon théâtrale en créant des personnages de toutes pièces ; je pense notamment au Ziggy Stardust de David Bowie. Aujourd'hui, l'androgynie moderne, telle qu'on la découvre dans l'univers de la mode, mais aussi, plus simplement, dans les rues de Londres ou de New York, est devenue profondément naturaliste. La nouveauté est là. Ces jeunes gens ne mettent plus de maquillage et ne s'habillent plus de façon excentrique : ils sont tels qu'ils sont, homme et femme, et refusent de rentrer dans l'une de ces deux catégories.

Mais vous vous intéressez également aux grands invariants de l'androgynie...

En effet. Les deux grandes caractéristiques qui traversent l'histoire de l'Occident sont la blancheur de la peau et le culte de l'adolescence. De façon générale, la question de la vieillesse pose problème aux androgynes. Il semblerait que l'on ne puisse pas vieillir sans choisir de devenir pleinement homme ou femme. Par exemple, dans une nouvelle de Balzac intitulée Sarrasine, le héros tombe amoureux d'un jeune castrat qu'il retrouvera des années plus tard sous les traits d'un véritable monstre. Ce motif est courant dans l'histoire de l'art.

Que pensez-vous des tendances réactionnaires actuelles ? En avril, France 2 diffusait un documentaire sur les stages de "masculinité", visant à reviriliser les hommes.

Cette tendance existe. Mais comme vous le dites, c'est une simple réaction, qui est donc ponctuelle. Globalement, nous allons vers une pluralité des identités, qui existeront toutes sans s'exclure. Les androgynes, les transgenres, agenres... Socialement, ce qui a été acquis devrait le rester.

Pendant l'élection présidentielle de 2017, Nicolas Sarkozy avait dit d'Emmanuel Macron : "Il est un peu homme, un peu femme, c'est la mode du moment. Androgyne." Qu'en pensez-vous ?

La tendance actuelle est au dépassement des oppositions habituelles. Le "en même temps" d'Emmanuel Macron n'a jamais été autant dans l'air du temps, c'est indéniable.

Est-il possible, alors, d'être en même temps viril et androgyne ?

Bien sûr. Prenez Mick Jagger par exemple. Il joue magnifiquement avec les attributs de la féminité, dans ses poses, dans sa façon de danser, avec sa voix et ses costumes... Et pourtant, sur scène, il dégage une puissance et une férocité absolument démentes. Cet artiste est un ogre. C'est l'illustration même de la virilité androgyne. Non, l'un n'empêche pas l'autre.

Existe-t-il aujourd'hui des icônes androgynes comparables ?

Oui, mais on les trouve moins du côté de la culture populaire que du côté de la mode. Je pense notamment à Andreja Pejic, Irina Kravchenko, Oliverbizhan Azarmi et Leonardo Gaist... Ce sont tous des modèles, hommes et femmes, qui ont fait tomber des barrières. On les a vus porter des vêtements pour des défilés hommes et femmes.

En ce sens, peut-on dire que ce sont des modèles politiques ?

Ils sont les porte-voix d'une génération qui ne se sent ni tout à fait homme ni tout à fait femme. Après, bien sûr, les créateurs savent les mettre en scène.

Est-ce que l'androgynie change fondamentalement les rapports entre les hommes et les femmes ?

Non. Certains, à l'instar d'Eric Zemmour, affirment que la société se féminise. Pour ma part, j'estime que les hommes se sophistiquent. Mais je ne crois pas à la déchéance de la masculinité. Les aristocrates à la cour de Louis XIV, avec leur maquillage et leurs costumes, n'étaient pas forcément plus virils que les hommes d'aujourd'hui !

Quels attributs donner à la virilité ?

Les attributs habituels : la force, la paternité, l'autorité...

Angela Merkel manque-t-elle d'autorité ?

Ces clichés sont périmés. Je me réjouis de la mode androgyne et de la perméabilité générale des genres : l'ambiguïté a toujours été plus féconde et créative que la normalité.

Igor Hansen-Love, "L'androgyne est-il l'avenir de l'homme ?", L'Express, le 23/10/2017.