LOUISE LABÉ, SONNETS

I.

Non hauria Vlysse ô qualunqu’altro mai

Piu accorto fù, da quel diuino aspetto

Pien di grade, d’honor et di rispetto

Sperato quai i sento assanni e guai.


Pur, Amor, co i begli ochi tu fatt’hai

Tal piaga dentro al mio innocente petto,

Di cibo et di calor gia tuo ricetto,

Che rimedio non v’e si tu no’l dai.


Ô forte dura, che mi fa esser quale

Punta d’un Scorpio, et domandar riparo

Contr’ el velen’ d’all’ istesso animale.


Chieggio li sol’ ancida questa noia,

Non estingua el désir à me si caro,

Che mancar non potra ch’ i non mi muoia.


Traduction

Non, pas même Ulysse, ni quelque autre

Plus avisé encore, pour cet aspect divin

Plein de grâce, d'honneur et de respect

N'aurait présumé tout ce que je sens de soucis et douleurs.


Hélas, Amour ! De tes beaux yeux tu as fait

Une telle plaie dans mon coeur innocent,

Qui déjà nourriture et chaleur te donnait,

Que remède il n'y a si tu ne me le donnes.


Ô dur destin, qui me rend comme

Pointe d'un scorpion, et m'oblige à demander soulagement

Au venin de cette bête même.


Je demande seulement qu'il mette fin à ce tourment :

Qu'il n'éteigne pas le désir à moi si cher

Que, s'il me manque, je ne pourrai que mourir.


II.

Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés,

Ô chauds soupirs, ô larmes épandues,

Ô noires nuits vainement attendues,

Ô jours luisants vainement retournez ;


Ô tristes plaints, ô désirs obstinés,

Ô temps perdu, ô peines dépendues,

Ô mille morts en mille rets tendues,

Ô pires maux contre moi destinés.


Ô ris, ô front, cheveux, bras, mains et doigts,

Ô luth plaintif, viole, archet et voix,

Tant de flambeaux pour ardre une femelle !


De toi me plains, que tant de feux portant,

En tant d’endroits d’iceux mon cœur tâtant,

N’en est sur toi volé quelque étincelle.


III.

Ô longs désirs, Ô espérances vaines,

Tristes soupirs et larmes coutumières

À engendrer de moi maintes rivières,

Dont mes deux yeux sont sources et fontaines :

Ô cruautés, ô durtés inhumaines,

Piteux regards des célestes lumières :

Du cœur transi ô passions premières,

Estimez-vous croître encore mes peines ?

Qu’encor Amour sur moi son arc essaie,

Que nouveaux feux me jette et nouveaux dards,

Qu’il se dépite, et pis qu’il pourra face :



Car je suis tant navrée2 en toutes parts,

Que plus en moi une nouvelle plaie,

Pour m’empirer ne pourrait trouver place.

 

 

IV.

Depuis qu’Amour cruel empoisonna

Premièrement de son feu ma poitrine,

Toujours brûlai de sa fureur divine,

Qui un seul jour mon cœur n’abandonna.

Quelque travail, dont assez me donna,

Quelque menace et prochaine ruine:

Quelque penser de mort qui tout termine,

De rien mon coeur ardent ne s’étonna.

Tant plus qu’Amour nous vient fort assaillir,

Plus il nous fait nos forces recueillir,

Et toujours frais en ses combats fait être ;

Mais ce n’est pas qu’en rien nous favorise,

Cil qui les Dieux et les hommes méprise,

Mais pour plus fort contre les fors paraître.

 

 

V.

Claire Vénus, qui erres par les Cieux,

Entends ma voix qui en plaints chantera.

Tant que ta face au haut du Ciel luira,

Son long travail et souci ennuyeux.

Mon œil veillant s’attendrira bien mieux,

Et plus de pleurs te voyant jettera.

Mieux mon lit mol de larmes baignera,

De ses travaux voyant témoins tes yeux.

Donc des humains sont les lassés esprits

De doux repos et de sommeil épris.
J’endure mal tant que le Soleil luit ;

Et quand je suis quasi toute cassée,

Et que me suis mise en mon lit lassée,

Crier me faut mon mal toute la nuit.

 

 

VI.

Deux ou trois fois bienheureux le retour

De ce clair Astre, et plus heureux encore

Ce que son œil de regarder honore.

Que celle-là recevrait un bon jour,

Qu’elle pourrait se vanter d’un bon tour

Qui baiserait le plus beau don de Flore,

Le mieux sentant que jamais vit Aurore,

Et y ferait sur ses lèvres séjour !

C’est à moi seule à qui ce bien est dû,

Pour tant de pleurs et tant de temps perdu ;

Mais le voyant, tant lui ferai de fête,

Tant emploierai de mes yeux le pouvoir,

Pour dessus lui plus de crédit avoir,

Qu’en peu de temps ferai grande conquête.

 

 

VII.

On voit mourir toute chose animée,

Lorsque du corps l’âme subtile part,

Je suis le corps, toi la meilleure part :

Où es-tu donc, ô âme bien aimée ?

Ne me laissez par si longtemps pâmée,

Pour me sauver après viendrais trop tard.

Las, ne mets point ton corps en ce hasard :

Rends-lui sa part et moitié estimée.

Mais fais, Ami, que ne soit dangereuse

Cette rencontre et revue amoureuse,

L’accompagnant, non de sévérité,

Non de rigueur, mais de grâce amiable,

Qui doucement me rende ta beauté,

Jadis cruelle, à présent favorable.

 

 

VIII.

Je vis, je meurs: je me brûle et me noie ;

J’ai chaud extrême en endurant froidure ;

La vie m’est et trop molle et trop dure ;

J’ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,

Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;

Mon bien s’en va, et à jamais il dure ;

Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;

Et quand je pense avoir plus de douleur,

Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis quand je crois ma joie être certaine,

Et être au haut de mon désiré heur,

Il me remet en mon premier malheur.

 

 

IX.

Tout aussi tôt que je commence à prendre

Dans le mol lit le repos désiré,

Mon triste esprit hors de moi retiré

S’en va vers toi incontinent se rendre.



Lors m’est avis que dedans mon sein tendre

Je tiens le bien, où j’ai tant aspiré,

Et pour lequel j’ai si haut soupiré,

Que de sanglots ai souvent cuidé3 fendre.

Ô doux sommeil, ô nuit à moi heureuse !

Plaisant repos, plein de tranquillité,

Continuez toutes les nuits mon songe ;

Et si jamais ma pauvre âme amoureuse

Ne doit avoir de bien en vérité,

Faites au moins qu’elle en ait en mensonge.

 

 

X.

Quand j’aperçois ton blond chef couronné

D’un laurier vert, faire un Luth si bien plaindre,

Que tu pourrais à te suivre contraindre

Arbres et rocs ; quand je te vois orné,

Et de vertus dix mille environné,

Au chef d’honneur plus haut que nul atteindre,

Et des plus hauts les louanges éteindre,

Lors dit mon cœur en soi passionné :

Tant de vertus qui te font être aimé,

Qui de chacun te font être estimé,

Ne te pourraient aussi bien faire aimer ?

Et ajoutant à ta vertu louable

Ce nom encor de m’être pitoyable.

De mon amour doucement t’enflammer ?

 

 

XI.

Ô doux regards, ô yeux pleins de beauté,

Petits jardins pleins de fleurs amoureuses

Où sont d’Amour les flèches dangereuses.

Tant à vous voir mon œil s’est arrêté !

Ô cœur félon, ô rude cruauté,

Tant tu me tiens de façons rigoureuses,

Tant j’ai coulé de larmes langoureuses,

Sentant l’ardeur de mon cœur tourmenté !

Donc, mes yeux, tant de plaisir avez,

Tant de bons tours par ses yeux recevez ;

Mais toi, mon cœur, plus les vois s’y complaire,

Plus tu languis, plus en as de souci,

Or devinez si je suis aise aussi,

Sentant mon œil être à mon cœur contraire.

 

 

XII.

Luth, compagnon de ma calamité.

De mes soupirs témoin irréprochable.

De mes ennuis contrôleur véritable.

Tu as souvent avec moi lamenté ;

Et tant le pleur piteux t’a molesté

Que commençant quelque son délectable,

Tu le rendais tout soudain lamentable,

Feignant le ton que plein avait chanté.

Et si te veux efforcer au contraire.

Tu te détends et si me contrains taire :

Mais me voyant tendrement soupirer,

Donnant faveur à ma tant triste plainte,

En mes ennuis me plaire suis contrainte

Et d’un doux mal douce fin espérer.

 

 

XIII.

Oh ! si j’étais en ce beau sein ravie

De celui-là pour lequel vais mourant ;

Si avec lui vivre le demeurant

De mes courts jours ne m’empêchait envie ;



Si m’accolant me disait : Chère Amie,

Contentons-nous l’un l’autre, s’assurant

Que ja4 tempête, Euripe, ni courant

Ne nous pourra disjoindre en notre vie ;

Si de mes bras le tenant accolé,

Comme du lierre est l’arbre encercelé,

La mort venait, de mon aise envieuse,



Lorsque souef5 plus il me baiserait,

Et mon esprit sur ses lèvres fuirait,

Bien je mourrais, plus que vivante, heureuse.

 

 

XIV.

Tant que mes yeux pourront larmes épandre,

À l’heur6 passé avec toi regretter,

Et qu’aux sanglots et soupirs résister

Pourra ma voix, et un peu faire entendre ;

Tant que ma main pourra les cordes tendre

Du mignard luth, pour tes grâces chanter ;

Tant que l’esprit se voudra contenter

De ne vouloir rien fors que toi comprendre,

Je ne souhaite encore point mourir.

Mais quand mes yeux je sentirai tarir,

Ma voix cassée, et ma main impuissante,

Et mon esprit en ce mortel séjour

Ne pouvant plus montrer signe d’amante,

Prierai la Mort noircir mon plus clair jour.

 

 

XV.

Pour le retour du Soleil honorer,

Le Zéphyr, l’air serein lui appareille,

Et du sommeil l’eau et la terre éveille,

Qui les gardait, l’une de murmurer

En doux coulant, l’autre de se parer

De mainte fleur de couleur nonpareille.

Jà les oiseaux ès arbres font merveille,

Et aux passants font l’ennui modérer ;



Les nymphes jà7 en mille jeux s’ébattent

Au clair de Lune, et dansant l’herbe abattent:

Veux-tu Zéphyr de ton heur me donner,

Et que par toi toute me renouvelle ?

Fais mon Soleil devers moi retourner,

Et tu verras s’il ne me rend plus belle.

 

 

XVI.

Après qu’un temps la grêle et le tonnerre

Ont le haut mont de Caucase battu,

Le beau jour vient, de lueur revêtu.

Quand Phébus a son cerne fait en terre,



Et l’Océan il regagne à grand'erre8 ;

Sa soeur se montre avec son chef pointu.

Quand quelque temps le Parthe a combattu,

Il prend la fuite et son arc il desserre.

Un temps t’ai vu et consolé plaintif,

Et défiant de mon feu peu hâtif ;

Mais maintenant que tu m’as embrasée,



Et suis au point auquel tu me voulais,

Tu as ta flamme en quelque eau arrosée.

Et es plus froid qu’être je ne soulais9.

 

 

XVII.

Je fuis la ville, et temples, et tous lieux,

Esquels prenant plaisir à t’ouïr plaindre,

Tu pus, et non sans force, me contraindre

De te donner ce qu’estimais le mieux.

Masques, tournois, jeux me sont ennuyeux.

Et rien sans toi de beau ne me puis peindre ;

Tant que, tâchant à ce désir éteindre,

Et un nouvel objet faire à mes yeux,

Et des pensers amoureux me distraire,

Des bois épais suis le plus solitaire.

Mais j’aperçois, ayant erré maint tour,

Que si je veux de toi être délivre,

Il me convient hors de moi-même vivre ;

Ou fais encor que loin sois en séjour.

 

 

XVIII.

Baise m’encor, rebaise-moi et baise ;

Donne m’en un de tes plus savoureux,

Donne m’en un de tes plus amoureux :

Je t’en rendrai quatre plus chauds que braise.

Las, te plains tu ? Ça, que ce mal j’apaise.

En t’en donnant dix autres doucereux.

Ainsi, mêlant nos baisers tant heureux

jouissons-nous l’un de l’autre à notre aise.

Lors double vie à chacun en suivra.

Chacun en soi et son ami vivra.

Permets m’Amour penser quelque folie :

Toujours suis mal, vivant discrètement,

Et ne me puis donner contentement,

Si hors de moi ne fais quelque saillie.

XIX.

Diane étant en l’épaisseur d’un bois,

Après avoir mainte bête assénée.

Prenait le frais, de nymphes couronnée.

J’allais rêvant comme fais mainte fois,

Sans y penser: quand j’ouïs une voix,

Qui m’appela, disant : Nymphe étonnée,

Que ne t’es-tu vers Diane tournée ?

Et, me voyant sans arc et sans carquois :

Qu’as-tu trouvé, ô compagne, en ta voie,

Qui de ton arc et flèches ait fait proie ?

- Je m’animai, réponds-je, à un passant,

Et lui jetai en vain toutes mes flèches

Et l’arc après ; mais lui, les ramassant

Et les tirant, me fit cent et cent brèches.

XX.

Prédit me fut, que devais fermement

Un jour aimer celui dont la figure

Me fut décrite; et sans autre peinture

Le reconnus quand vis premièrement.

Puis le voyant aimer fatalement,

Pitié je pris de sa triste aventure,

Et tellement je forçai ma nature,

Qu’autant que lui aimais ardentement.



Qui n’eût pensé qu’en faveur devait croître

Ce que le Ciel et destins firent naître ?

Mais quand je vois si nubileux10 apprêts,

Vents si cruels et tant horrible orage,

Je crois qu’étaient les infernaux arrêts.

Qui de si loin m’ourdissaient ce naufrage.

 

 

XXI.

Quelle grandeur rend l’homme vénérable ?

Quelle grosseur ? quel poil ? quelle couleur ?

Qui est des yeux le plus emmielleur ?

Qui fait plus tôt une plaie incurable ?

Quel chant est plus à l’homme convenable ?

Qui plus pénètre en chantant sa douleur ?

Qui un doux luth fait encore meilleur ?

Quel naturel est le plus amiable ?

Je ne voudrais le dire assurément,

Ayant Amour forcé mon jugement ;

Mais je sais bien et de tant je m’assure,

Que tout le beau que l’on pourrait choisir,

Et que tout l’art qui aide la Nature,

Ne me sauraient accroître mon désir.

 

 

XXII.

Luisant Soleil, que tu es bien heureux,

De voir toujours de t’Amie la face !

Et toi, sa soeur, qu’Endymion embrasse,

Tant te repais de miel amoureux !

Mars voit Vénus ; Mercure aventureux

De Ciel en Ciel, de lieu en lieu se glace ;

Et Jupiter remarque en mainte place

Ses premiers ans plus gais et chaleureux.

Voilà du Ciel la puissante harmonie,

Qui les esprits divins ensemble lie ;

Mais s’ils avaient ce qu’ils aiment lointain,

Leur harmonie et ordre irrévocable

Se tournerait en erreur variable,

Et comme moi travailleraient en vain.

 

 

XXIII.

Las ! que me sert, que si parfaitement

Louas jadis et ma tresse dorée.

Et de mes yeux la beauté comparée

À deux Soleils, dont Amour finement

Tira les traits causes de ton tourment ?

Où êtes-vous, pleurs de peu de durée ?

Et Mort par qui devait être honorée

Ta ferme amour et itéré serment ?

Donc c’était le but de ta malice

De m’asservir sous ombre de service ?

Pardonne moi, Ami, à cette fois,

Étant outrée et de dépit et d’ire ;

Mais je m’assur', quelque part que tu sois,

Qu’autant que moi tu souffres de martyre.

 

 

XXIV.

Ne reprenez, Dames, si j’ai aimé,

Si j’ai senti mille torches ardentes,

Mille travaux, mille douleurs mordantes,

Si en pleurant, j’ai mon temps consumé,

Las ! que mon nom n’en soit par vous blâmé.

Si j’ai failli, les peines sont présentes,

N’aigrissez point leurs pointes violentes ;

Mais estime qu’Amour, à point nommé,

Sans votre ardeur d’un Vulcan excuser,

Sans la beauté d’Adonis accuser,
Pourra, s’il veut, plus vous rendre amoureuses

En ayant moins que moi d’occasion,

Et plus d’étrange et forte passion.

Et gardez-vous d’être plus malheureuses.

 

 

1enflammer

2blessée

3pensé, imaginé

4jamais

5doucement

6bonheur

7déjà

8à grande allure

9que j'en avais l'habitude, que je ne l'étais

10nuageux, obscur, sombre