Iphicrate
Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.
Arlequin, en badinant.
Badin, comme vous tournez cela !
Il chante :
L'embarquement est divin
Quand on vogue, vogue, vogue,
L'embarquement est divin,
Quand on vogue avec Catin.
Iphicrate, retenant sa colère.
Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.
Arlequin
Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe.
Iphicrate
Eh ! ne sais-tu pas que je t'aime ?
Arlequin
Oui ; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! s'ils sont morts, en voilà pour longtemps ; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge.
Iphicrate, un peu ému.
Mais j'ai besoin d'eux, moi.
Arlequin, indifféremment.
Oh ! cela se peut bien, chacun a ses affaires : que je ne vous dérange pas !
Iphicrate
Esclave insolent !
Arlequin, riant.
Ah ! ah ! vous parlez la langue d'Athènes ; mauvais jargon que je n'entends plus.
Iphicrate
Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave ?
Arlequin, se reculant d'un air sérieux.
Je l'ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne ; les hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu'il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes camarades et tes maîtres.
Il s'éloigne.
Iphicrate, au désespoir, courant après lui l'épée à la main.
Juste ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable ! tu ne mérites pas de vivre.
Arlequin
Doucement, tes forces sont bien diminuées, car je ne t'obéis plus, prends-y garde.
Marivaux, L'Île des esclaves, VI, 1725.
A l'intérieur de la maison en verre. La très jeune fille porte un petit sac à dos.
LA BELLE-MÈRE. Voilà, ça c'est notre chez-nous. Et ce chez-nous, j'espère, va bientôt devenir votre chez-vous à vous aussi !
LE PÈRE. On va tout faire pour ça en tout cas, je te promets ! (Se tournant vers sa fille) Hein... t'es d'accord, Sandra ?
La très jeune fille ne répond pas et regarde sa montre. Un temps.
SŒUR LA PETITE (se retenant de rire). T'as une grosse montre toi dis donc !
LA TRÈS JEUNE FILLE. Oui c'est pour surveiller le temps qui passe et surtout ne pas oublier de penser à ma mère pendant trop longtemps de suite. Elle fait sonnerie en plus.
SŒUR LA GRANDE. Ah bon ? C'est quoi cette histoire ?
LA TRÈS JEUNE FILLE. Ma mère m'a demandé de jamais arrêter de penser à elle.
Sinon, si j'arrêtais de penser à elle pendant plus de cinq minutes, ça la ferait mourir pour de vrai.
LA BELLE-MÈRE (crispée). Ça c'est marrant ça comme histoire ! C'est joli !
La montre de la très jeune fille se met à sonner. Une musique entêtante.
LE PÈRE (riant). Ouais, c'est un peu une histoire de gosse ! Je sais pas d'où elle sort ça !
LA TRÈS JEUNE FILLE (à son père). Qu'est-ce que tu racontes toi ? T'es débile ou quoi ?
LA BELLE-MÈRE (outrée). Dis donc c'est comme ça que tu parles à ton père ?! Ça va pas pouvoir se passer comme ça ici tu sais !
(Un temps)
Bon, moi je voulais vous dire deux mots sur "votre" nouvelle maison très moderne et un peu particulière dans laquelle vous allez vivre à partir d'aujourd'hui. Cette maison, c'est une maison unique, non seulement parce qu'elle est entièrement transparente et construite en verre....
LE PÈRE. Oui, c'est très étonnant et très moderne.
SŒUR LA PETITE. D'ailleurs, les oiseaux n'arrêtent pas de s'écraser contre les vitres du fait qu'ils voient pas qu'y a des vitres justement.
SŒUR LA GRANDE. Et on ramasse tous les jours des dizaines de cadavres d'oiseaux morts.
Pendant ce temps, la très jeune fille sort un album de photos de son sac à dos et commence à le consulter. Elle se dirige vers les deux sœurs.
LA BELLE-MÈRE. Non seulement cette maison est en verre, mais elle a été construite par un architecte mondialement connu... Son nom va peut-être vous dire quelque chose...
LA TRÈS JEUNE FILLE (montrant les photos de son album aux deux sœurs). Tenez, ça c'est une photo de ma mère quand elle était jeune. Elle avait les cheveux courts à cette période. Mais après elle a toujours eu les cheveux longs. Elle disait que ça lui allait beaucoup mieux.
(À son père) T'en pensais quoi toi au fait ?
LE PÈRE. Tiens, range cet album dans ton sac maintenant !
Joël Pommerat, Cendrillon, éd. Actes Sud, 2013.