Cyrano de Bergerac

Objet d'étude : Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle.

Problématique générale : Cyrano de Bergerac, poème lyrique sur l'amour, ou spectacle d'actions et d'aventures ?

Séance 01

Un succès inespéré

Oral

1. Quels sont les mouvements littéraires qui dominent la fin du XIXème siècle ?

2. Quelle est leur influence sur le théâtre ?

Pistes

Repère : Les représentations de Cyrano, de la première à nos jours

Prolongement

À propos de la pièce, l'acteur Michel Vuillermoz affirme : "C'est la plus ­belle partition dont un comédien puisse rêver" (Nathalie Simon, 'Ces Cyrano qui ont du nez', Le Figaro, 11/06/2013).

Séance 02

Une représentation à l'hôtel de Bourgogne

Observation

En vous servant de la planche ci-contre, établissez un plan du décor tel qu'il est indiqué dans la didascalie initiale.

Une représentation à l'hôtel de Bourgogne

La salle de l'Hôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume aménagé et embelli pour des représentations.

La salle est un carré long ; on la voit en biais, de sorte qu'un de ses côtés forme le fond qui part du premier plan, à droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la scène, qu'on aperçoit en pan coupé.

Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux tapisseries qui peuvent s'écarter. Au-dessus du manteau d'Arlequin, les armes royales. On descend de l'estrade dans la salle par de larges marches. De chaque côté de ces marches, la place des violons. Rampe de chandelles.

Deux rangs superposés de galeries latérales:le rang supérieur est divisé en loges. Pas de sièges au parterre, qui est la scène même du théâtre; au fond de ce parterre, c'est-à-dire à droite, premier plan, quelques bancs formant gradins et, sous un escalier qui monte vers des places supérieures, et dont on ne voit que le départ, une sorte de buffet orné de petits lustres, de vases fleuris, de verres de cristal, d'assiettes de gâteaux, de flacons, etc.

Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l'entrée du théâtre. Grande porte qui s'entre-bâille pour laisser passer les spectateurs. Sur les battants de cette porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus du buffet, des affiches rouges sur lesquelles on lit : La Clorise.

Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurité, vide encore. Les lustres sont baissés au milieu du parterre, attendant d'être allumés.

Invention

Réalisez une bande-son de cet extrait.

Pour les bruitages et sons d'ambiance, vous pouvez utiliser les objets environnants.

Explication

Étudiez ce passage en montrant :

- en quoi cette scène d'exposition est originale

- en quoi cet extrait annonce les grands thèmes de la pièce

Pistes

Prolongement

Quelle est la place de la nourriture dans cette pièce ?

Acte I, scène 1

Le Public, qui arrive peu à peu. Cavaliers, Bourgeois, Laquais, Pages, Tire-laine, Le Portier, etc., puis les Marquis, CUIGY, BRISSAILLE, La Distributrice, les Violons, etc.

(On entend derrière la porte un tumulte de voix, puis un cavalier entre brusquement.)

Le portier, le poursuivant.

Holà ! vos quinze sols !

Le cavalier.

J'entre gratis !

Le portier.

Pourquoi ?

Le cavalier.

Je suis chevau-léger de la maison du Roi !

Le portier, à un autre cavalier qui vient d'entrer.

Vous ?

Deuxième cavalier.

Je ne paye pas !

Le portier.

Mais…

Deuxième cavalier.

Je suis mousquetaire.

Premier cavalier, au deuxième.

On ne commence qu'à deux heures. Le parterre

Est vide. Exerçons-nous au fleuret.

(Ils font des armes avec des fleurets qu'ils ont apportés.)

Un laquais, entrant.

Pst… Flanquin…

Un autre, déjà arrivé.

Champagne ?…

Le premier, lui montrant des jeux qu'il sort de son pourpoint.

Cartes. Dés.

(Il s'assied par terre.)

Jouons.

Le deuxième, même jeu.

Oui, mon coquin.

Premier laquais, tirant de sa poche un bout de chandelle qu'il allume et colle par terre.

J'ai soustrait à mon maître un peu de luminaire.

Un garde, à une bouquetière qui s'avance.

C'est gentil de venir avant que l'on n'éclaire !…

(Il lui prend la taille.)

Un des bretteurs, recevant un coup de fleuret.

Touche !

Un des joueurs.

Trèfle !

Le garde, poursuivant la fille.

Un baiser !

La bouquetière, se dégageant.

On voit !…

Le garde, l'entraînant dans les coins sombres.

Pas de danger !

Un homme, s'asseyant par terre avec d'autres porteurs de provisions de bouche.

Lorsqu'on vient en avance, on est bien pour manger.

Un bourgeois, conduisant son fils.

Plaçons-nous là, mon fils.

Un joueur.

Brelan d'as !

Un homme, tirant une bouteille de sous son manteau et s'asseyant aussi.

Un ivrogne

Doit boire son bourgogne…

(Il boit.)

à l'hôtel de Bourgogne !

Le bourgeois, à son fils.

Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ?

(Il montre l'ivrogne du bout de sa canne.)

Buveurs…

(En rompant, un des cavaliers le bouscule.)

Bretteurs !

(Il tombe au milieu des joueurs.)

Joueurs !

Le garde, derrière lui, lutinant toujours la femme.

Un baiser !

Le bourgeois, éloignant vivement son fils.

Jour de Dieu !

- Et penser que c'est dans une salle pareille

Qu'on joua du Rotrou, mon fils !

Le jeune homme.

Et du Corneille !

Une bande de pages, se tenant par la main, entre en farandole et chante.

Tra la la la la la la la la la la lère…

Le portier, sévèrement aux pages.

Les pages, pas de farce !…

Premier page, avec une dignité blessée.

Oh ! Monsieur ! ce soupçon !…

(Vivement, au deuxième, dès que le portier a tourné le dos.)

As-tu de la ficelle ?

Le deuxième.

Avec un hameçon.

Premier page.

On pourra de là-haut pêcher quelque perruque.

Un tire-laine, groupant autour de lui plusieurs hommes de mauvaise mine.

Or ça, jeunes escrocs, venez qu'on vous éduque :

Puis donc que vous volez pour la première fois…

Deuxième page, criant à d'autres pages déjà placés aux galeries supérieures.

Hep ! Avez-vous des sarbacanes ?

Troisième page, d'en haut.

Et des pois !

(Il souffle et les crible de pois.)

Le jeune homme, à son père.

Que va-t-on nous jouer ?

Le bourgeois.

Clorise.

Le jeune homme.

De qui est-ce ?

Le bourgeois.

De monsieur Balthazar Baro. C'est une pièce !…

(Il remonte au bras de son fils.)

Le tire-laine, à ses acolytes.

… La dentelle surtout des canons, coupez-la !

Un spectateur, à un autre, lui montrant une encoignure élevée.

Tenez, à la première du Cid, j'étais là !

Le tire-laine, faisant avec ses doigts le geste de subtiliser.

Les montres…

Le bourgeois, redescendant, à son fils.

Vous verrez des acteurs très illustres…

Le tire-laine, faisant le geste de tirer par petites secousses furtives.

Les mouchoirs…

Le bourgeois.

Montfleury…

Quelqu'un, criant de la galerie supérieure.

Allumez donc les lustres !

Le bourgeois.

… Bellerose, l'Epy, la Beaupré, Jodelet !

Un page, au parterre.

Ah ! voici la distributrice !…

La distributrice, paraissant derrière le buffet.

Oranges, lait,

Eau de framboise, aigre de cèdre…

(Brouhaha à la porte.)

Une voix de fausset.

Place, brutes !

Un laquais, s'étonnant.

Les marquis !… au parterre ?…

Un autre laquais.

Oh ! pour quelques minutes.

(Entre une bande de petits marquis.)

Un marquis, voyant la salle à moitié vide.

Hé quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers,

Sans déranger les gens ? sans marcher sur les pieds ?

Ah ! fi ! fi ! fi !

(Il se trouve devant d'autres gentilshommes entrés peu avant.)

Cuigy ! Brissaille !

(Grandes embrassades.)

Cuigy.

Des fidèles !…

Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles…

Le marquis.

Ah ! ne m'en parlez pas ! Je suis dans une humeur…

Un autre.

Console-toi, marquis, car voici l'allumeur !

La salle, saluant l'entrée de l'allumeur.

Ah !…

(On se groupe autour des lustres qu'il allume. Quelques personnes ont pris place aux galeries. Lignière entre au parterre, donnant le bras à Christian de Neuvillette. Lignière, un peu débraillé, figure d'ivrogne distingué. Christian, vêtu élégamment, mais d'une façon un peu démodée, paraît préoccupé et regarde les loges.)

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, I, 1, 1897.

Séance 03

Le spectacle interrompu

Oral

Quel est l'intérêt de cette scène ?

Pistes

Notion : Le comique

Observation

Commentez la mise en scène de D. Podalydès pour la Comédie Française, de 11' à 14'.

Prolongement

Imaginez et écrivez une saynète comique.

Lors de la dernière répétition, Edmond Rostand, les comédiens et le décorateur sont présents. Une dispute éclate à propos de la mise en scène.

Votre invention, qui pourra comprendre plusieurs scènes, s'inscrira dans le registre comique, dont elle utilisera toutes les formes.

Vous pouvez vous inspirer des informations contenues dans votre édition p. 18 à 22 sur la création de la pièce.

Montfleury, après avoir salué, jouant le rôle de Phédon.

"Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire,

Se prescrit à soi-même un exil volontaire,

Et qui, lorsque Zéphire a soufflé sur les bois… »

Une voix, au milieu du parterre.

Coquin, ne t'ai-je pas interdit pour un mois ?

(Stupeur. Tout le monde se retourne. Murmures.)

Voix diverses.

Hein ? - Quoi ? - Qu'est-ce ?…

(On se lève dans les loges, pour voir.)

Cuigy.

C'est lui !

Le Bret, terrifié.

Cyrano !

La voix.

Roi des pitres,

Hors de scène à l'instant !

Toute la salle, indignée.

Oh !

Montfleury.

Mais…

La voix.

Tu récalcitres ?

Voix diverses, du parterre, des loges.

Chut ! - Assez ! - Montfleury, jouez ! - Ne craignez rien !…

Montfleury, d'une voix mal assurée.

"Heureux qui loin des cours dans un lieu sol… »

La voix, plus menaçante.

Eh bien ?

Faudra-t-il que je fasse, ô Monarque des drôles,

Une plantation de bois sur vos épaules ?

(Une canne au bout d'un bras jaillit au-dessus des têtes.)

Montfleury, d'une voix de plus en plus faible.

"Heureux qui… »

(La canne s'agite.)

La voix.

Sortez !

Le parterre.

Oh !

Montfleury, s'étranglant.

"Heureux qui loin des cours… »

Cyrano, surgissant du parterre, debout sur une chaise, les bras croisés, le feutre en bataille, la moustache hérissée, le nez terrible.

Ah ! je vais me fâcher !…

(Sensation à sa vue.)

Scène IV

Les Mêmes, CYRANO, puis BELLEROSE, JODELET.

Montfleury, aux marquis.

Venez à mon secours,

Messieurs !

Un marquis, nonchalamment.

Mais jouez donc !

Cyrano.

Gros homme, si tu joues

Je vais être obligé de te fesser les joues !

Le marquis.

Assez !

Cyrano.

Que les marquis se taisent sur leurs bancs,

Ou bien je fais tâter ma canne à leurs rubans !

Tous les marquis, debout.

C'en est trop !… Montfleury…

Cyrano.

Que Montfleury s'en aille,

Ou bien je l'essorille et le désentripaille !

Une voix.

Mais…

Cyrano.

Qu'il sorte !

Une autre voix.

Pourtant…

Cyrano.

Ce n'est pas encor fait ?

(Avec le geste de retrousser ses manches.)

Bon ! je vais sur la scène, en guise de buffet,

Découper cette mortadelle d'Italie !

Montfleury, rassemblant toute sa dignité.

En m'insultant, Monsieur, vous insultez Thalie !

Cyrano, très poli.

Si cette Muse, à qui, Monsieur, vous n'êtes rien,

Avait l'honneur de vous connaître, croyez bien

Qu'en vous voyant si gros et bête comme une urne,

Elle vous flanquerait quelque part son cothurne.

Edmond de Rostand, Cyrano de Bergerac, I, 3 et 4, 1897.

Séance 04

La préciosité, ou l'amour dans la tête

Observation

1. Observez la scène qui va de 1'25'00 à 1'28'50. Qui sont les acteurs avec des tenues excentriques ?

2. En vous appuyant sur le texte de la pièce, indiquez quel parcours doit suivre Christian pour conquérir le coeur de Roxane ?

Pistes

Notion : la préciosité

La Carte de Tendre, environ 1654.

Gorgibus

Il est bien nécessaire vraiment de faire tant de dépense pour vous graisser le museau. Dites-moi un peu ce que vous avez fait à ces messieurs, que je les vois sortir avec tant de froideur ? Vous avais-je pas commandé de les recevoir comme des personnes que je voulais vous donner pour maris ?

Magdelon

Et quelle estime, mon père, voulez-vous que nous fassions du procédé irrégulier de ces gens-là ?

Cathos

Le moyen, mon oncle, qu'une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne ?

Gorgibus

Et qu'y trouvez-vous à redire ?

Magdelon

La belle galanterie que la leur ! Quoi ! débuter d'abord par le mariage ?

Gorgibus

Et par où veux-tu donc qu'ils débutent ? par le concubinage ? N'est-ce pas un procédé dont vous avez sujet de vous louer toutes deux aussi bien que moi ? Est-il rien de plus obligeant que cela ? Et ce lien sacré où ils aspirent, n'est-il pas un témoignage de l'honnêteté de leurs intentions ?

Magdelon

Ah ! mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses.

Gorgibus

Je n'ai que faire ni d'air ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacrée, et que c'est faire en honnêtes gens que de débuter par là.

Magdelon

Mon Dieu ! que, si tout le monde vous ressemblait, un roman serait bientôt fini ! La belle chose que ce serait si d'abord Cyrus épousait Mandane, et qu'Aronce de plain-pied fût marié à Clélie1 !

Gorgibus

Que me vient conter celle-ci ?

Magdelon

Mon père, voilà ma cousine qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver qu'après les autres aventures. Il faut qu'un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux2, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux ; ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l'objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l'on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l'assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s'est un peu éloignée ; et cette déclaration est suivie d'un prompt courroux, qui paraît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l'amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d'une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s'ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne saurait se dispenser. Mais en venir de but en blanc à l'union conjugale, ne faire l'amour qu'en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue ; encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé ; et j'ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait.

Gorgibus

Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style.

Cathos

En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie ! Je m'en vais gager qu'ils n'ont jamais vu la carte de Tendre, et que Billets-Doux, Petits-Soins, Billets-Galants et Jolis-Vers sont des terres inconnues pour eux3. Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu'ils n'ont point cet air qui donne d'abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans !… mon Dieu ! quels amants sont-ce là ! Quelle frugalité d'ajustement et quelle sécheresse de conversation ! On n'y dure point, on n'y tient pas. J'ai remarqué encore que leurs rabats ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu'il s'en faut plus d'un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges.

Gorgibus

Je pense qu'elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos, et vous, Magdelon…

Magdelon

Hé ! de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement.

Gorgibus

Comment, ces noms étranges ! Ne sont-ce pas vos noms de baptême ?

Magdelon

Mon Dieu ! que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c'est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Magdelon, et ne m'avouerez-vous pas que ce seroit assez d'un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ?

Cathos

Il est vrai, mon oncle, qu'une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots-là ; et le nom de Polyxène que ma cousine a choisi, et celui d'Aminte que suis donné, ont une grâce dont il faut que vous demeuriez d'accord[6].

Gorgibus

Écoutez : il n'y a qu'un mot qui serve. Je n'entends point que vous ayez d'autres noms que ceux qui vous ont été donnés par vos parrains et marraines ; et pour ces Messieurs dont il est question, je connois leurs familles et leurs biens, et je veux résolument que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon âge.

Cathos

Pour moi, mon oncle, tout ce que je vous puis dire, c'est que je trouve le mariage une chose tout à fait choquante. Comment est-ce qu'on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ?

Magdelon

Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d'arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n'en pressez point tant la conclusion.

Gorgibus, à part.

Il n'en faut point douter, elles sont achevées. Haut. Encore un coup, je n'entends rien à toutes ces balivernes : je veux être maître absolu ; et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux avant qu'il soit peu, ou, ma foi ! vous serez religieuses : j'en fais un bon serment.

Molière, Les Précieuses ridicules, 5, 1659.

Séance 05

Au balcon

Explication

Vous étudierez cet extrait en vous appuyant sur le parcours de lecture suivant :

- un éloge poétique du baiser

- une scène qui mêle comique et pathétique

Pistes

Notes

1. Duc anglais, amant de la reine de France dans Les Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas.

2. Personnage de l'Évangile, Lazare, pauvre et malade, vivait des restes de la table d'un homme riche.

Document C

Roxane

Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux,

Quels mots me direz-vous ?

Cyrano

Tous ceux, tous ceux, tous ceux

Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,

Sans les mettre en bouquets : je vous aime, j'étouffe,

Je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop ;

Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot,

Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,

Tout le temps, le grelot s'agite, et le nom sonne !

De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aimé :

Je sais que l'an dernier, un jour, le douze mai,

Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !

J'ai tellement pris pour clarté ta chevelure

Que, comme lorsqu'on a trop fixé le soleil,

On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,

Sur tout, quand j'ai quitté les feux dont tu m'inondes,

Mon regard ébloui pose des taches blondes !

Roxane, d'une voix troublée.

Oui, c'est bien de l'amour…

Cyrano

Certes, ce sentiment

Qui m'envahit, terrible et jaloux, c'est vraiment

De l'amour, il en a toute la fureur triste !

De l'amour, - et pourtant il n'est pas égoïste !

Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,

Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien,

S'il ne pouvait, parfois, que de loin, j'entendisse

Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !

- Chaque regard de toi suscite une vertu

Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu

À comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?

Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?…

Oh ! mais vraiment, ce soir, c'est trop beau, c'est trop doux !

Je vous dis tout cela, vous m'écoutez, moi, vous !

C'est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,

Je n'ai jamais espéré tant ! Il ne me reste

Qu'à mourir maintenant ! C'est à cause des mots

Que je dis qu'elle tremble entre les bleus rameaux !

Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles !

Car tu trembles ! car j'ai senti, que tu le veuilles

Ou non, le tremblement adoré de ta main

Descendre tout le long des branches du jasmin !

(Il baise éperdument l'extrémité d'une branche pendante.)

Roxane

Oui, je tremble, et je pleure, et je t'aime, et suis tienne !

Et tu m'as enivrée !

Cyrano

Alors, que la mort vienne !

Cette ivresse, c'est moi, moi, qui l'ai su causer !

Je ne demande plus qu'une chose…

Christian, sous le balcon.

Un baiser !

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, III, 7, v. 1441-1483, 1897.

Roxane, s'avançant sur le balcon.

C'est vous ?

Nous parlions de… de… d'un…

Cyrano

Baiser. Le mot est doux !

Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l'ose ;

S'il la brûle déjà, que sera-ce la chose ?

Ne vous en faites pas un épouvantement :

N'avez-vous pas tantôt, presque insensiblement,

Quitté le badinage et glissé sans alarmes

Du sourire au soupir, et du soupir aux larmes !

Glissez encore un peu d'insensible façon :

Des larmes au baiser il n'y a qu'un frisson !

Roxane

Taisez-vous !

Cyrano

Un baiser, mais à tout prendre, qu'est-ce ?

Un serment fait d'un peu plus près, une promesse

Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,

Un point rose qu'on met sur l'i du verbe aimer ;

C'est un secret qui prend la bouche pour oreille,

Un instant d'infini qui fait un bruit d'abeille,

Une communion ayant un goût de fleur,

Une façon d'un peu se respirer le cœur,

Et d'un peu se goûter, au bord des lèvres, l'âme !

Roxane

Taisez-vous !

Cyrano

Un baiser, c'est si noble, madame,

Que la reine de France, au plus heureux des lords,

En a laissé prendre un, la reine même !

Roxane

Alors !

Cyrano, s'exaltant.

J'eus comme Buckingham1 des souffrances muettes,

J'adore comme lui la reine que vous êtes,

Comme lui je suis triste et fidèle…

Roxane

Et tu es

Beau comme lui !

Cyrano, à part, dégrisé.

C'est vrai, je suis beau, j'oubliais !

Roxane

Eh bien ! montez cueillir cette fleur sans pareille…

Cyrano, poussant Christian vers le balcon.

Monte !

Roxane

Ce goût de cœur…

Cyrano

Monte !

Roxane

Ce bruit d'abeille…

Cyrano

Monte !

Christian, hésitant.

Mais il me semble, à présent, que c'est mal !

Roxane

Cet instant d'infini !…

Cyrano

Monte donc, animal !

Christian s'élance, et par le banc, le feuillage, les piliers, atteint les balustres qu'il enjambe.

Christian

Ah ! Roxane !

Il l'enlace et se penche sur ses lèvres.

Cyrano

Aïe ! au cœur, quel pincement bizarre !

Baiser, festin d'amour, dont je suis le Lazare2 !

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, III, 10, v. 1505-1535, 1897.

Prolongement

Étudiez le thème du masque dans la pièce.

Vous pouvez vous appuyer sur les citations ci-contre.

a. "Puis on sourit, on dit : "Il va l'enlever… » Mais / Monsieur de Bergerac ne l'enlève jamais." (I, 2)

b. "Roxane, masquée, suivie de la duègne, paraît derrière le vitrage." (II, 5)

c. "Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter, / Rêver, rire, passer, être seul, être libre, / Avoir l'œil qui regarde bien, la voix qui vibre, / Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers, / Pour un oui, pour un non, se battre, - ou faire un vers !" (II, 8).

d. "Fais tout haut l'orgueilleux et l'amer, mais tout bas, / Dis-moi tout simplement qu'elle ne t'aime pas !"(II, 8) ;

e. "Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège J'ose être enfin moi-même, et j'ose…", "Si nouveau… mais oui… d'être sincère : La peur d'être raillé, toujours au cœur me serre…" (III, 7).

f. "De guiche, qui entre, masqué, tâtonnant dans la nuit", "Oui, c'est là. J'y vois mal. Ce masque m'importune !" (III, 13).

g. "De Guiche : D'où tombe cet homme ? / Cyrano, se mettant sur son séant, et avec l'accent de Gascogne : De la lune !" (III, 13)

h. Les Gascons cachent la nourriture et font semblant lors de la visite de Guise (IV, 7).

i. Cyrano fait comme si tout allait bien lors de sa dernière visite (V, 5).

Séance 06

Par monts et par vaux

Recherche

1. Relevez les différents décors présents sur scène, et les différentes époques auxquelles se déroule l'action, dans le tableau ci-contre.

2. À quel genre appartient la pièce ? Quelles sont les caractéristiques de ce genre ?

3. Cyrano de Bergerac, une pièce moderne ?

Pistes

Actes I II III IV V
Moment
Lieu
Action

Séance 07

Voyages dans la lune

Recherche

1. Qu'est-ce qui fait l'intérêt de ces récits de voyage ?

2. De quelles qualités les héros de ces récits font-ils preuve ?

Pistes

Document A

Le véritable Savinien de Cyrano de Bergerac est l'auteur d'un récit de voyage dans la lune. Dans cet extrait, le narrateur raconte comment, après plusieurs tentatives infructueuses, il parvient à se rendre sur la lune à bord d'une machine entourée de fusées volantes.

À peine y eus-je les deux pieds que me voilà enlevé dans la nue. L'épouvantable horreur dont je fus consterné ne renversa point tellement les facultés de mon âme, que je ne me sois souvenu depuis de tout ce qui m'arriva dans cet instant. Vous saurez donc que la flamme ayant dévoré un rang de fusées (car on les avait disposées six à six, par le moyen d'une amorce qui bordait chaque demi-douzaine) un autre étage s'embrasait, puis un autre, en sorte que le salpêtre embrasé éloignait le péril en le croissant. [...] Quand j'eus percé, selon le calcul que j'ai fait depuis, beaucoup plus des trois quarts du chemin qui sépare la terre d'avec la lune, je me vis tout d'un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en aucune façon. Encore ne m'en fus-je pas aperçu, si je n'eusse senti ma tête chargée du poids de mon corps. Je connus bien à la vérité que je ne retombais pas vers notre monde ; car encore que je me trouvasse entre deux lunes, et que je remarquasse fort bien que je m'éloignais de l'une à mesure que je m'approchais de l'autre, j'étais très assuré que la plus grande était notre terre ; pour ce qu'au bout d'un jour ou deux de voyage, les réfractions éloignées du soleil venant à confondre la diversité des corps et des climats, il ne m'avait plus paru que comme une grande plaque d'or ainsi que l'autre ; cela me fit imaginer que j'abaissais vers la lune, et je me confirmai dans cette opinion, quand je vins à me souvenir que je n'avais commencé de choir qu'après les trois quarts du chemin. "Car, disais-je en moi-même, cette masse étant moindre que la nôtre, il faut que la sphère de son activité soit aussi moins étendue, et que, par conséquent, j'aie senti plus tard la force de son centre. » Après avoir été fort longtemps à tomber, à ce que je préjuge (car la violence du précipice doit m'avoir empêché de le remarquer), le plus loin dont je me souviens est que je me trouvai sous un arbre embarrassé avec trois ou quatre branches assez grosses que j'avais éclatées par ma chute, et le visage mouillé d'une pomme qui s'était écachée contre. Par bonheur, ce lieu-là était, comme vous le saurez bientôt, le Paradis terrestre, et l'arbre sur lequel je tombai se trouva justement l'Arbre de Vie. Ainsi vous pouvez bien juger que sans ce miraculeux hasard, j'étais mille fois mort.

Savinien de Cyrano de Bergerac, Histoire comique des États et Empires de la Lune, 1657.

Document B

Barbicane, tout en réfléchissant, s'occupa de rabaisser le mantelet du second hublot latéral. Son opération réussit, et, par la vitre dégagée, la Lune emplit l'intérieur du projectile d'une brillante lumière. [...] Ses rayons, que ne tamisait plus la vaporeuse atmosphère du globe terrestre, filtraient à travers la vitre et saturaient l'air intérieur du projectile de reflets argentins. Le noir rideau du firmament doublait véritablement l'éclat de la Lune, qui, dans ce vide de l'éther impropre à la diffusion, n'éclipsait pas les étoiles voisines. Le ciel, ainsi vu, présentait un aspect tout nouveau que l'œil humain ne pouvait soupçonner.

On conçoit l'intérêt avec lequel ces audacieux contemplaient l'astre des nuits, but suprême de leur voyage. Le satellite de la Terre dans son mouvement de translation se rapprochait insensiblement du zénith, point mathématique qu'il devait atteindre environ quatre-vingt-seize heures plus tard. Ses montagnes, ses plaines, tout son relief ne s'accusaient pas plus nettement à leurs yeux que s'ils les eussent considérés d'un point quelconque de la Terre ; mais sa lumière, à travers le vide, se développait avec une incomparable intensité. Le disque resplendissait comme un miroir de platine. De la terre qui fuyait sous leurs pieds, les voyageurs avaient déjà oublié tout souvenir.

Ce fut le capitaine Nicholl qui, le premier, rappela l'attention sur le globe disparu.

"Oui ! répondit Michel Ardan, ne soyons pas ingrats envers lui. Puisque nous quittons notre pays, que nos derniers regards lui appartiennent. Je veux revoir la Terre avant qu'elle s'éclipse complètement à mes yeux !"

Barbicane, pour satisfaire aux désirs de son compagnon, s'occupa de déblayer la fenêtre du fond du projectile, celle qui devait permettre d'observer directement la Terre. [...] Les écrous dévissés, les boulons largués, la plaque se rabattit, et la communication visuelle fut établie entre l'intérieur et l'extérieur.

Michel Ardan s'était agenouillé sur la vitre. Elle était sombre, comme opaque.

"Eh bien, s'écria-t-il, et la Terre ?

- La Terre, dit Barbicane, la voilà.

- Quoi ! fit Ardan, ce mince filet, ce croissant argenté ?

- Sans doute, Michel. Dans quatre jours, lorsque la Lune sera pleine, au moment même où nous l'atteindrons, la Terre sera nouvelle. Elle ne nous apparaîtra plus que sous la forme d'un croissant délié qui ne tardera pas à disparaître, et alors elle sera noyée pour quelques jours dans une ombre impénétrable.

- Ça ! la Terre !" répétait Michel Ardan, regardant de tous ses yeux cette mince tranche de sa planète natale. [...]

Tandis que les voyageurs cherchaient à percer les profondes ténèbres de l'espace, un bouquet étincelant d'étoiles filantes s'épanouit à leurs yeux. Des centaines de bolides, enflammés au contact de l'atmosphère, rayaient l'ombre de traînées lumineuses et zébraient de leurs feux la partie cendrée du disque. À cette époque, la Terre était dans son périhélie, et le mois de décembre est si propice à l'apparition de ces étoiles filantes, que des astronomes en ont compté jusqu'à vingt-quatre mille par heure. Mais Michel Ardan, dédaignant les raisonnements scientifiques, aima mieux croire que la Terre saluait de ses plus brillants feux d'artifice le départ de trois de ses enfants.

Jules Verne, Autour de la lune, II, 1869.

Document C

Cyrano, rayonnant.

C'est à Paris que je retombe !

(Tout à fait à son aise, riant, s'époussetant, saluant.)

J'arrive - excusez-moi ! - Par la dernière trombe.

Je suis un peu couvert d'éther. J'ai voyagé !

J'ai les yeux tout remplis de poudre d'astres. J'ai

Aux éperons, encor, quelques poils de planète !

(Cueillant quelque chose sur sa manche.)

Tenez, sur mon pourpoint, un cheveu de comète !…

(Il souffle comme pour le faire envoler.)

De guiche, hors de lui.

Monsieur !…

Cyrano, au moment où il va passer, tend sa jambe comme pour y montrer quelque chose et l'arrête.

Dans mon mollet je rapporte une dent

De la Grande Ourse, - et comme, en frôlant le Trident,

Je voulais éviter une de ses trois lances,

Je suis aller tomber assis dans les Balances, -

Dont l'aiguille, à présent, là-haut, marque mon poids !

(Empêchant vivement De Guiche de passer et le prenant à un bouton du pourpoint.)

Si vous serriez mon nez, Monsieur, entre vos doigts,

Il jaillirait du lait !

De guiche.

Hein ? du lait ?…

Cyrano.

De la Voie

Lactée !…

De guiche.

Oh ! par l'enfer !

Cyrano.

C'est le ciel qui m'envoie !

(Se croisant les bras.)

Non ! croiriez-vous, je viens de le voir en tombant,

Que Sirius, la nuit, s'affuble d'un turban ?

(Confidentiel.)

L'autre Ourse est trop petite encor pour qu'elle morde !

(Riant.)

J'ai traversé la Lyre en cassant une corde !

(Superbe.)

Mais je compte en un livre écrire tout ceci,

Et les étoiles d'or qu'en mon manteau roussi

Je viens de rapporter à mes périls et risques,

Quand on l'imprimera, serviront d'astérisques !

De guiche.

À la parfin, je veux…

Cyrano.

Vous, je vous vois venir !

De guiche.

Monsieur !

Cyrano.

Vous voudriez de ma bouche tenir

Comment la lune est faite, et si quelqu'un habite

Dans la rotondité de cette cucurbite ?

De guiche, criant.

Mais non ! Je veux…

Cyrano.

Savoir comment j'y suis monté.

Ce fut par un moyen que j'avais inventé.

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, III, 13, 1897.

Prolongement

Le Voyage dans la Lune est sorti en salle en 1902. Ce court-métrage, adapté du célèbre roman de Jules Verne, est considéré comme le premier film de science-fiction.

Mélies, Le Voyage dans la Lune, 1902.

Séance 08

Scénographies

Invention

Scénographe, on vous demande de réfléchir à un dispositif scénique original pour Cyrano de Bergerac.

Vous présentez votre projet avec des supports variés : textes, mais aussi plans, schémas, illustrations ou maquettes.

Pistes

Observation

Choisissez l'une des scénographies ci-contre et proposez-en une analyse.

Mise en scène d’Edmond Rostand (Théâtre de la Porte Saint-Martin, 1897).

Mise en scène de Denis Podalydes (Comédie-Française, 2006).

Mise en scène de Dominique Pitoiset (Théâtre de la Porte Saint-Martin, 2013).

Mise en scène de Jean Liermier (Théâtre de Carouge, 2017).

Séance 09

Le crépuscule de Cyrano

Lecture

Explication

Vous étudierez le dénouement de Cyrano de Bergerac.

Document A

Phèdre

Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence ;

Il faut à votre fils rendre son innocence :

Il n'était point coupable.

Thésée

Ah ! père infortuné !

Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné !

Cruelle ! pensez-vous être assez excusée…

Phèdre

Les moments me sont chers ; écoutez-moi, Thésée

C'est moi qui sur ce fils, chaste et respectueux,

Osai jeter un œil profane, incestueux.

Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste :

La détestable Œnone a conduit tout le reste.

Elle a craint qu'Hippolyte, instruit de ma fureur,

Ne découvrît un feu qui lui faisait horreur :

La perfide, abusant de ma faiblesse extrême,

S'est hâtée à vos yeux de l'accuser lui-même.

Elle s'en est punie, et fuyant mon courroux,

A cherché dans les flots un supplice trop doux.

Le fer aurait déjà tranché ma destinée ;

Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée :

J'ai voulu, devant vous exposant mes remords,

Par un chemin plus lent descendre chez les morts.

J'ai pris, j'ai fait couler dans mes brûlantes veines

Un poison que Médée apporta dans Athènes.

Déjà jusqu'à mon cœur le venin parvenu

Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu ;

Déjà je ne vois plus qu'à travers un nuage

Et le ciel et l'époux que ma présence outrage ;

Et la mort à mes yeux dérobant la clarté,

Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.

Panope

Elle expire, seigneur !

Jean Racine, Phèdre, V, 7, 1677.

Document B

Cyrano, est secoué d'un grand frisson et se lève brusquement.

Pas là ! non ! pas dans ce fauteuil !

(On veut s'élancer vers lui.)

- Ne me soutenez pas ! - Personne !

(Il va s'adosser à l'arbre.)

Rien que l'arbre !

(Silence.)

Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,

- Ganté de plomb !

(Il se raidit.)

Oh ! mais !… puisqu'elle est en chemin,

Je l'attendrai debout,

(Il tire l'épée.)

et l'épée à la main !

Le bret.

Cyrano !

Roxane, défaillante.

Cyrano !

(Tous reculent épouvantés.)

Cyrano.

Je crois qu'elle regarde…

Qu'elle ose regarder mon nez, cette Camarde !

(Il lève son épée.)

Que dites-vous ?… C'est inutile ?… Je le sais !

Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès !

Non ! non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !

- Qu'est-ce que c'est que tous ceux-là ! - Vous êtes mille ?

Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !

Le Mensonge ?

(Il frappe de son épée le vide.)

Tiens, tiens ! -Ha ! ha ! les Compromis,

Les Préjugés, les Lâchetés !…

(Il frappe.)

Que je pactise ?

Jamais, jamais ! -Ah ! te voilà, toi, la Sottise !

- Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ;

N'importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !

(Il fait des moulinets immenses et s'arrête haletant.)

Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose !

Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose

Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,

Mon salut balaiera largement le seuil bleu,

Quelque chose que sans un pli, sans une tache,

J'emporte malgré vous,

(Il s'élance l'épée haute.)

et c'est…

(L'épée s'échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau.)

Roxane, se penchant sur lui et lui baisant le front.

C'est ?…

Cyrano, rouvre les yeux, la reconnaît et dit en souriant.

Mon panache.

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, V, 6, 1897.

Document C

Le roi Bérenger Ier vient d'apprendre de sa première femme, Marguerite, et de son médecin qu'il va mourir, il n'arrive pas à accepter cette idée.

Le roi

Le peuple est-il au courant ? L'avez-vous averti ? Je veux que tout le monde sache que le Roi va mourir. (Il se précipite vers la fenêtre, l'ouvre dans un grand effort car il boite un peu plus.) Braves gens, je vais mourir. Écoutez-moi, votre Roi va mourir.

Marguerite (au Médecin)

Il ne faut pas qu'on entende. Empêchez-le de crier.

Le roi

Ne touchez pas au Roi. Je veux que tout le monde sache que je vais mourir. (Il crie.)

Le médecin

C'est un scandale.

Le roi

Peuple, je dois mourir.

Marguerite

Ce n'est plus un roi, c'est un porc qu'on égorge.

Marie

Ce n'est qu'un roi, ce n'est qu'un homme.

Le médecin

Majesté, songez à la mort de Louis XIV, à celle de Philippe II, à celle de Charles Quint qui a dormi vingt ans dans son cercueil. Le devoir de Votre Majesté est de mourir dignement.

Le roi

Mourir dignement ? (À la fenêtre.) Au secours ! Votre Roi va mourir.

Marie

Pauvre Roi, mon pauvre Roi.

Juliette

Cela ne sert à rien de crier. (On entend un faible écho dans le lointain : "Le Roi va mourir ! »)

Le roi

Vous entendez ?

Marie

Moi j'entends, j'entends.

Le roi

On me répond, on va peut-être me sauver.

Juliette

Il n'y a personne. (On entend l'écho : "Au secours ! »)

Le médecin

Ce n'est rien d'autre que l'écho qui répond avec retardement.

Marguerite

Le retardement habituel dans ce royaume où tout fonctionne si mal.

Le roi (quittant la fenêtre.)

Ce n'est pas possible. (Revenant à la fenêtre.) J'ai peur. Ce n'est pas possible.

Marguerite

Il s'imagine qu'il est le premier à mourir.

Marie

Tout le monde est le premier à mourir.

Eugène Ionesco, Le Roi se meurt, 1962.

Fiche

Cyrano de Bergerac

Synthèse

La pièce d'Edmond Rostand, écrite pour l'acteur Coquelin Aîné, est représentée pour la première fois en 1897 au théâtre de la Porte Saint-Martin.

À l'époque, les mouvements littéraires dominants sont le naturalisme et le symbolisme. Cyrano de Bergerac n'appartient à aucun de ces mouvements. Elle se rattache plutôt au drame romantique tel qu'il a été pensé par Victor Hugo. Contrairement au théâtre classique, le drame romantique mélange des éléments de tragédie et de comédie, ne respecte pas les unités de temps, de lieu et d'action, et s'inspire de l'Histoire 'récente' plutôt que de l'Antiquité.

La pièce s'appuie sur le personnage de Cyrano de Bergerac, inspiré par un écrivain du XVIIème siècle, auteur -entre autres- d'un récit de voyage dans la lune.

La pièce s'étale sur 15 ans, entre 1640 et 1655 ; les trois premiers actes se déroulent à Paris, le quatrième près d'Arras, et le cinquième dans le parc d'un couvent parisien.

La pièce fait sans cesse référence à la nourriture : Cyrano jeûne dans les actes I et V, les poètes et les cadets dans les actes II et IV, et dans les deux cas ces groupes sont nourris par Ragueneau. L'opposition entre la poésie et la cuisine (entre l'esprit et le corps) est un symbole de la situation de Cyrano. La nourriture est aussi une métaphore de l'amour. Ceux qui mangent n’aiment pas, ceux qui aiment ne mangent pas.

Roxane est une précieuse.

Phénomène social, la préciosité désigne l'influence qu'eurent les femmes du monde à travers les salons, lieux de jeux d'écriture et de débats intellectuels. Phénomène littéraire, la préciosité oriente la littérature vers l'étude de toutes les nuances du sentiment amoureux. Phénomène linguistique, la préciosité vise à simplifier et à purifier la langue en écartant des mots jugés trop 'crus'.

Dans la pièce, les masques sont omniprésents. Il y a les masques réels, que portent Roxane (II, 5) et De Guiche (III, 13). Mais il y a aussi des masques au sens imagé : en société, on ment, on ne dit pas ce qu'on pense. Cyrano, lui, affirme qu'il ne fait pas de compromis (la tirade des 'Non merci', II, 8), qu'il ne porte de masque. Mais en fait, Christian est son masque.

La pièce est contemporaine des débuts du cinéma, avec lequel elle présente plusieurs points communs :

- Les décors sont nombreux, très détaillés, avec une profondeur importante... Plus qu'un simple décor, la scène doit donner l'illusion d'être un lieu réel. Le travail sur le son (et donc l'ambiance) est important.

- La pièce propose de nombreuses scènes d'action, avec duels, voyages (l'arrivée du carrosse de Roxane), batailles (l'attaque du camp)... On est dans un film d'aventures.

On note d'ailleurs que le premier film parlant est une captation d'une scène de la pièce (1900) et que la pièce évoque les voyages dans la lune mis à la mode par Jules Verne et représenté au cinéma par Méliès en 1902.

Cyrano est une pièce très spectaculaire. Ce spectaculaire est-il indispensable au théâtre ? Un théâtre sans spectaculaire, avec uniquement du texte, court le risque d'ennuyer : comme le disent Diderot et Hugo, en France, l'accent a longtemps été mis sur le texte, plutôt que sur l'action, alors qu'une pièce utilise de nombreuses ressources : acteurs, décors (v. par exemple le décor de P.-L.-C. Ciceri pour l'opéra Robert le diable, 1831). Mais le théâtre n'est pas qu'un spectacle pour les yeux : les scènes les plus marquantes ne sont pas forcément spectaculaires (l'acte V de Cyrano), et le théâtre a aussi pour but d'apprendre quelque chose au spectateur. En fait, il y a un équilibre entre texte et spectacle qui se modifie à chaque représentation et pour chaque spectateur : à chaque représentation, parce que le rôle du metteur en scène est déterminant (v. la mise en scène de Phèdre par Chéreau) ; pour chaque spectateur, parce que l'imagination joue un rôle essentiel : "La meilleure oeuvre de ce genre est faite d'illusions ; et la pire n'est pas si mauvaise quand l'imagination y supplée." (Shakespeare).

Les scénographies contemporaines prennent souvent une certain liberté par rapport aux indications contenues dans les didascalies : celle de Denis Podalydes (Comédie-Française, 2006) propose des décors peu réalistes mais très esthétiques ; celle de Dominique Pitoiset (Théâtre de la Porte Saint-Martin, 2013) transpose la pièce dans un hôpital psychiatrique contemporain ; celle de Jean Liermier (Théâtre de Carouge, 2017) transpose Cyrano à l'époque de la première guerre mondiale et remplace le balcon par une passerelle.