Est-il bon ? Est-il méchant ?

Objet d'étude : La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIème à nos jours

Problématique générale : La littérature peut-elle aider à mieux comprendre et à changer l'homme ?

Lien vers les sujets

Séance 01

Un loup pour l'homme

Oral

Homo homini lupus est : locution latine, signifiant 'l'homme est un loup pour l'homme.'

Si vous deviez décrire la nature humaine en une phrase, que diriez-vous ?

Lecture

Que pensez-vous du personnage d'Alceste ? A-t-il raison ?

Pistes

Explication

1. Quel regard est porté sur l'homme dans chacun de ces documents ?

2. Comment chacun des écrivains s'efforce-t-il de faire adhérer le lecteur à son point de vue ?

Notes

1. Dans l'antiquité, la médecine s'appuie sur la théorie des humeurs, c'est-à-dire des fluides qui circulent dans le corps humain, qui déterminerait l'état d'esprit de l'homme. Pour les anciens, il existe quatre humeurs :

- le sang : produit par le foie et reçu par le cœur (caractère sanguin ou jovial, chaleureux) ;

- la pituite ou flegme ou lymphe : rattachée au cerveau (caractère lymphatique) ;

- la bile jaune : venant également du foie (caractère bilieux, plutôt enclin à la violence) ;

- l'atrabile ou bile noire : venant de la rate (caractère mélancolique/anxieux).

Prolongement

La devise de la comédie était de "corriger les moeurs par le rire."

Selon vous, la littérature peut-elle changer l'homme ?

Document A

La pièce s'ouvre sur l'indignation d'Alceste : un homme notoirement malhonnête lui fait un mauvais procès, tout le monde le sait, mais personne ne dit rien. Son ami Philinte le retient de faire un éclat.

Philinte

Vous voulez un grand mal à la nature humaine.

Alceste

Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine.

Philinte

Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,

Seront enveloppés dans cette aversion ?

Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes…

Alceste

Non, elle est générale, et je hais tous les hommes :

Les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants,

Et les autres, pour être aux méchants complaisants,

Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses

Que doit donner le vice aux âmes vertueuses. [...]

De cette complaisance on voit l'injuste excès

Pour le franc scélérat avec qui j'ai procès.

Au travers de son masque on voit à plein le traître ;

Partout il est connu pour tout ce qu'il peut être ;

Et ses roulements d'yeux, et son ton radouci,

N'imposent qu'à des gens qui ne sont point d'ici.

On sait que ce pied-plat, digne qu'on le confonde,

Par de sales emplois s'est poussé dans le monde,

Et que par eux son sort, de splendeur revêtu,

Fait gronder le mérite et rougir la vertu.

Quelques titres honteux qu'en tous lieux on lui donne,

Son misérable honneur ne voit pour lui personne :

Nommez-le fourbe, infâme, et scélérat maudit,

Tout le monde en convient, et nul n'y contredit.

Cependant sa grimace est partout bienvenue ;

On l'accueille, on lui rit, partout il s'insinue ;

Et s'il est, par la brigue, un rang à disputer,

Sur le plus honnête homme on le voit l'emporter.

Têtebleu ! ce me sont de mortelles blessures,

De voir qu'avec le vice on garde des mesures ;

Et parfois il me prend des mouvements soudains

De fuir dans un désert l'approche des humains.

Philinte

Mon Dieu ! des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,

Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;

Ne l'examinons point dans la grande rigueur,

Et voyons ses défauts avec quelque douceur.

Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;

À force de sagesse, on peut être blâmable ;

La parfaite raison fuit toute extrémité,

Et veut que l'on soit sage avec sobriété.

Cette grande raideur des vertus des vieux âges

Heurte trop notre siècle et les communs usages ;

Elle veut aux mortels trop de perfection :

Il faut fléchir au temps sans obstination ;

Et c'est une folie à nulle autre seconde,

De vouloir se mêler de corriger le monde.

J'observe, comme vous, cent choses tous les jours,

Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ;

Mais quoi qu'à chaque pas je puisse voir paraître,

En courroux comme vous, on ne me voit point être ;

Je prends tout doucement les hommes comme ils sont ;

J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font.

Et je crois qu'à la cour, de même qu'à la ville,

Mon flegme est philosophe autant que votre bile1.

Alceste

Mais ce flegme, Monsieur, qui raisonnez si bien,

Ce flegme pourra-t-il ne s'échauffer de rien ?

Et s'il faut, par hasard, qu'un ami vous trahisse,

Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,

Ou qu'on tâche à semer de méchants bruits de vous,

Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?

Philinte

Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure,

Comme vices unis à l'humaine nature ;

Et mon esprit enfin n'est pas plus offensé

De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,

Que de voir des vautours affamés de carnage,

Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.

Alceste

Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,

Sans que je sois... Morbleu ! je ne veux point parler.

Molière, Le Misanthrope ou L'Atrabilaire amoureux, I, 1, 1666.

Document B

Dans ses Contes de ma mère l'Oye, l'écrivain C. Perrault reprend des contes populaires, dont il fait des récits didactiques pour l'instruction du lecteur.

Il était une fois une petite fille de Village, la plus jolie qu'on eût su voir ; sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien, que partout on l'appelait le Petit Chaperon rouge.

Un jour, sa mère, ayant cuit et fait des galettes, lui dit : Va voir comme se porte ta mère-grand, car on m'a dit qu'elle était malade. Porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. Le Petit Chaperon rouge partit aussitôt pour aller chez sa mère-grand, qui demeurait dans un autre Village. En passant dans un bois elle rencontra compère le Loup, qui eut bien envie de la manger ; mais il n'osa, à cause de quelques Bûcherons qui étaient dans la Forêt. Il lui demanda où elle allait ; la pauvre enfant, qui ne savait pas qu'il est dangereux de s'arrêter à écouter un Loup, lui dit : Je vais voir ma Mère-grand, et lui porter une galette, avec un petit pot de beurre, que ma Mère lui envoie. Demeure-t-elle bien loin ? lui dit le Loup.

Oh ! oui, dit le Petit Chaperon rouge, c'est par-delà le moulin que vous voyez tout là-bas, à la première maison du Village. Eh bien, dit le Loup, je veux l'aller voir aussi ; je m'y en vais par ce chemin-ci, et toi par ce chemin-là, et nous verrons qui plus tôt y sera. Le loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s'en alla par le chemin le plus long, s'amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu'elle rencontrait.

Le loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la Mère-grand ; il heurte : Toc, toc. Qui est là ? C'est votre fille le Petit Chaperon rouge (dit le Loup, en contrefaisant sa voix) qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma Mère vous envoie. La bonne Mère-grand, qui était dans son lit à cause qu'elle se trouvait un peu mal, lui cria : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Loup tira la chevillette et la porte s'ouvrit. Il se jeta sur la bonne femme, et la dévora en moins de rien ; car il y avait plus de trois jours qu'il n'avait mangé. Ensuite il ferma la porte, et s'alla coucher dans le lit de la Mère-grand, en attendant le Petit Chaperon rouge, qui quelque temps après vint heurter à la porte. Toc, toc.

Qui est là ? Le Petit Chaperon rouge, qui entendit la grosse voix du Loup eut peur d'abord, mais croyant que sa Mère-grand était enrhumée, répondit : C'est votre fille le Petit Chaperon rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma Mère vous envoie. Le Loup lui cria en adoucissant un peu sa voix : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Petit Chaperon rouge tira la chevillette, et la porte s'ouvrit.

Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture : Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi. Le Petit Chaperon rouge se déshabille, et va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa Mère-grand était faite en son déshabillé. Elle lui dit : Ma mère-grand, que vous avez de grands bras ? C'est pour mieux t'embrasser, ma fille.

Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes ? C'est pour mieux courir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles ? C'est pour mieux écouter, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux ? C'est pour mieux voir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents. C'est pour te manger. Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea.

MORALITÉ

On voit ici que de jeunes enfants,

Surtout de jeunes filles

Belles, bien faites, et gentilles,

Font très mal d'écouter toute sorte de gens,

Et que ce n'est pas chose étrange,

S'il en est tant que le Loup mange.

Je dis le Loup, car tous les Loups

Ne sont pas de la même sorte ;

Il en est d'une humeur accorte,

Sans bruit, sans fiel et sans courroux,

Qui privés, complaisants et doux,

Suivent les jeunes Demoiselles

Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ;

Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux,

De tous les Loups sont les plus dangereux.

C. Perrault, Le Petit Chaperon rouge, in Histoires ou Contes du temps passé, 1697.

Le Loup et l'Agneau.

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Nous l'allons montrer tout à l'heure.

Un Agneau se désaltérait

Dans le courant d'une onde pure.

Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,

Et que la faim en ces lieux attirait.

Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?

Dit cet animal plein de rage :

Tu seras châtié de ta témérité.

Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté

Ne se mette pas en colère ;

Mais plutôt qu'elle considère

Que je me vas désaltérant

Dans le courant,

Plus de vingt pas au-dessous d'elle ;

Et que par conséquent en aucune façon

Je ne puis troubler sa boisson.

Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,

Et je sais que de moi tu médis l'an passé.

Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?

Reprit l'Agneau, je tète encor ma mère,

Si ce n'est toi, c'est donc ton frère :

Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens :

Car vous ne m'épargnez guère,

Vous, vos bergers, et vos chiens.

On me l'a dit : il faut que je me venge.

Là-dessus au fond des forêts

Le Loup l'emporte, et puis le mange,

Sans autre forme de procès.

J. de La Fontaine, Fables, I, 10, 1668.

Document C

Le narrateur a fait naufrage dans une île lointaine du Pacifique où le docteur Moreau, un biologiste anglais, essaie de transformer des bêtes sauvages en hommes. Mais celles-ci se révoltent et mettent en pièces leur créateur. Le narrateur est sauvé in extremis par un navire de passage et revient à Londres.

Document D

C. Le Brun, peintre officiel de Louis XIV, est l'auteur d'une célèbre conférence prononcée en 1671 sur la physionomie humaine et ses rapports avec les espèces animales. De nombreux dessins illustrent le propos de cette conférence.

C. Le Brun, Conférence sur la Physionomie de l'homme et ses rapports avec celle des animaux, 1671.

Dans son livre, l'écrivain P. Lévi témoigne de son internement dans le camp d'extermination d'Auschwitz, pour porter au monde, "la sinistre nouvelle de ce que l'homme, à Auschwitz, a pu faire d'un autre homme."

Un fait, en revanche, nous paraît digne d'attention: il existe chez les hommes deux catégories particulièrement bien distinctes, que j'appellerai métaphoriquement les élus et les damnés. Les autres couples de contraires (comme par exemple les bons et les méchants, les sages et les fous, les courageux et les lâches, les chanceux et les malchanceux) sont beaucoup moins nets, plus artificiels semble-t-il, et surtout ils se prêtent à toute une série de gradations intermédiaires plus complexes et plus nombreuses.

Cette distinction est beaucoup moins évidente dans la vie courante, où il est rare qu'un homme se perde, car en général l'homme n'est pas seul et son destin, avec ses hauts et ses bas, reste lié à celui des êtres qui l'entourent. Aussi est-il exceptionnel qu'un individu grandisse indéfiniment en puissance ou qu'il s'enfonce inexorablement de défaite en défaite, jusqu'à la ruine totale. [...]D'autre part, chacun possède habituellement de telles ressources spirituelles, physiques, et même pécuniaires, que les probabilités d'un naufrage, d'une incapacité de faire face à la vie, s'en trouvent encore diminuées. Il s'y ajoute aussi l'action modératrice exercée par la loi, et par le sens moral qui opère comme une loi intérieure; on s'accorde en effet à reconnaître qu'un pays est d'autant plus évolué que les lois qui empêchent le misérable d'être trop misérable et le puissant trop puissant y sont plus sages et plus efficaces.

Mais au Lager il en va tout autrement: ici, la lutte pour la vie est implacable car chacun est désespérément et férocement seul. Si un quelconque Null Achtzehn1 vacille, il ne trouvera personne pour lui tendre la main, mais bien quelqu'un qui lui donnera le coup de grâce, parce que ici personne n'a intérêt à ce qu'un "musulman" de plus se traîne chaque jour au travail; et si quelqu'un, par un miracle de patience et d'astuce, trouve une nouvelle combine pour échapper aux travaux les plus durs, un nouveau système qui lui rapporte quelques grammes de pain supplémentaires, il gardera jalousement son secret, ce qui lui vaudra la considération et le respect général, et lui rapportera un avantage strictement personnel; il deviendra plus puissant, on le craindra, et celui qui se fait craindre est du même coup un candidat à la survie. [...]

On a parfois l'impression qu'il émane de l'histoire et de la vie une loi féroce que l'on pourrait énoncer ainsi: "Il sera donné à celui qui possède, il sera pris à celui qui n'a rien." Au Lager, où l'homme est seul et où la lutte pour la vie se réduit à son mécanisme primordial, la loi inique est ouvertement en vigueur et unanimement reconnue. Avec ceux qui ont su s'adapter, avec les individus forts et rusés, les chefs eux-mêmes entretiennent volontiers des rapports, parfois presque amicaux, dans l'espoir qu'ils pourront peut-être plus tard en tirer parti. Mais les "musulmans"1, les hommes en voie de désintégration, ceux-là ne valent même pas la peine qu'on leur adresse la parole, puisqu'on sait d'avance qu'ils commenceraient à se plaindre et à parler de ce qu'ils mangeaient quand ils étaient chez eux. Inutile, à plus forte raison, de s'en faire des amis: ils ne connaissent personne d'important au camp, ils ne mangent rien en dehors de leur ration, ne travaillent pas dans des Kommandos intéressants et n'ont aucun moyen secret de s'organiser. Enfin, on sait qu'ils sont là de passage, et que d'ici quelques semaines il ne restera d'eux qu'une poignée de cendres dans un des champs voisins, et un numéro matricule coché dans un registre. Bien qu'ils soient ballottés et confondus sans répit dans l'immense foule de leurs semblables, ils souffrent et avancent dans une solitude intérieure absolue, et c'est encore en solitaires qu'ils meurent ou disparaissent, sans laisser de trace dans la mémoire de personne.

Avec mon retour à l'humanité, je retrouvai au lieu de cette confiance et de cette sympathie que je m'attendais à éprouver de nouveau, une aggravation de l'incertitude et de la crainte que j'avais sans cesse ressenties pendant mon séjour dans l'île. Personne ne voulait me croire, et j'apparaissais aussi étrange aux hommes que je l'avais été aux hommes-animaux, ayant sans doute gardé quelque chose de la sauvagerie naturelle de mes compagnons.

On prétend que la peur est une maladie ; quoi qu'il en soit, je peux certifier que, depuis plusieurs années maintenant, une inquiétude perpétuelle habite mon esprit, pareille à celle qu'un lionceau à demi dompté pourrait ressentir. Mon trouble prend une forme des plus étranges. Je ne pouvais me persuader que les hommes et les femmes que je rencontrais n'étaient pas aussi un autre genre, passablement humain, de monstres, d'animaux à demi formés selon l'apparence extérieure d'une âme humaine, et que bientôt ils allaient revenir à l'animalité première, et laisser voir tour à tour telle ou telle marque de bestialité atavique. Mais j'ai confié mon cas à un homme étrangement intelligent, un spécialiste des maladies mentales, qui avait connu Moreau et qui parut, à demi, ajouter foi à mes récits – et cela me fut un grand soulagement.

Je n'ose espérer que la terreur de cette île me quittera jamais entièrement, encore que la plupart du temps elle ne soit, tout au fond de mon esprit, rien qu'un nuage éloigné, un souvenir, un timide soupçon ; mais il est des moments où ce petit nuage s'étend et grandit jusqu'à obscurcir tout le ciel. Si, alors, je regarde mes semblables autour de moi, mes craintes me reprennent. Je vois des faces âpres et animées, d'autres ternies et dangereuses, d'autres fuyantes et menteuses, sans qu'aucune possède la calme autorité d'une âme raisonnable. J'ai l'impression que l'animal va reparaître tout à coup sous ces visages, que bientôt la dégradation des monstres de l'île va se manifester de nouveau sur une plus grande échelle. Je sais que c'est là une illusion, que ces apparences d'hommes et femmes qui m'entourent sont en réalité de véritables humains, qu'ils restent jusqu'au bout des créatures parfaitement raisonnables, pleines de désirs bienveillants et de tendre sollicitude, émancipées de la tyrannie de l'instinct et nullement soumises à quelque fantastique Loi – en un mot, des êtres absolument différents de monstres humanisés. Et pourtant, je ne puis m'empêcher de les fuir, de fuir leurs regards curieux, leurs questions et leur aide, et il me tarde de me retrouver loin d'eux et seul.

H. G. Wells, L'Ile du docteur Moreau, 1896 (trad. de H. D. Davray).

Séance 02

Un monstre incompréhensible

Lecture

Imaginez le réquisitoire et la plaidoirie.

Oral

Écoutez l'émission "Les coulisses du condamné" 5/5 : Le procès Courjault, particulièrement le début de la plaidoirie. Comment l'avocat s'efforce-t-il d'argumenter ?

Le 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand a tué sa femme, ses enfants, ses parents, puis tenté, mais en vain, de se tuer lui-même. L'enquête a révélé qu'il n'était pas médecin comme il le prétendait depuis dix-huit ans. Emmanuel Carrère explique : "Je suis entré en relation avec lui, j'ai assisté à son procès. J'ai essayé de raconter précisément, jour après jour, cette vie de solitude, d'imposture et d'absence. D'imaginer ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu'il était supposé passer à son travail et passait en réalité sur des parkings d'autoroute ou dans les forêts du Jura. De comprendre, enfin, ce qui dans une expérience humaine aussi extrême m'a touché de si près et touche, je crois, chacun d'entre nous.".

La sonnerie avait réveillé les enfants, qui ont déboulé dans la salle de bains. Ils se levaient toujours plus facilement les jours où ils n'avaient pas classe. À eux aussi, il a dit que maman dormait encore et ils sont descendus tous les trois au salon. Il a mis la cassette des Trois Petits Cochons dans le magnétoscope, préparé des bols de choco pops avec du lait. Ils se sont installés sur le canapé pour regarder le dessin animé en mangeant leurs céréales, et lui entre eux.

"Je savais, après avoir tué Florence, que j'allais tuer aussi Antoine et Caroline et que ce moment, devant la télévision, était le dernier que nous passions ensemble. Je les ai câlinés. J'ai dû leur dire des mots tendres, comme : 'Je vous aime.' Cela m'arrivait souvent, et ils y répondaient souvent par des dessins. Même Antoine qui ne savait pas encore bien écrire savait écrire : 'Je t'aime.'"

Un très long silence. La présidente, d'une voix altérée, a proposé une suspension de cinq minutes, mais il a secoué la tête, on l'a entendu déglutir avant de continuer :

"Nous sommes restés comme ça peut-être une demi-heure... Caroline a vu que j'avais froid, elle a voulu monter chercher ma robe de chambre... J'ai dit que je les trouvais chauds, eux, qu'ils avaient peut-être de la fièvre et que j'allais prendre leur température. Caroline est montée avec moi, je l'ai fait coucher sur son lit... Je suis allé chercher la carabine..."

La scène du chien a recommencé. Il s'est mis à trembler, son corps s'est affaissé. Il s'est jeté au sol. On ne le voyait plus, les gendarmes étaient penchés sur lui. D'une voix aiguë de petit garçon, il a gémi : "Mon papa ! mon papa !" Une femme, sortie du public, a couru vers le box et s'est mise à taper sur la vitre en suppliant "Jean-Claude ! Jean-Claude !", comme une mère. Personne n'a eu le cœur de l'écarter.

"Qu'avez-vous dit à Caroline ? a repris la présidente après une demi-heure de suspension.

- Je ne sais plus... Elle s'était allongée sur le ventre... C'est là que j'ai tiré.

- Courage...

- J'ai déjà dû le dire au juge d'instruction, de nombreuses fois, mais ici... ici, ils sont là... (sanglot). J'ai tiré une première fois sur Caroline... elle avait un oreiller sur la tête... j'avais dû faire comme si c'était un jeu... (il gémit, les yeux fermés). J'ai tiré... j'ai posé la carabine quelque part dans la chambre... j'ai appelé Antoine... et j'ai recommencé.

- Il faut peut-être que je vous aide un peu, car les jurés ont besoin de détails et vous n'êtes pas assez précis.

- ... Caroline, quand elle est née, c'était le plus beau jour de ma vie... Elle était belle... (gémissement)... dans mes bras... pour son premier bain... (spasme). C'est moi qui l'ai tuée... C'est moi qui l'ai tuée. (Les gendarmes le tiennent par les bras, avec une douceur épouvantée.)

- Vous ne pensez pas qu'Antoine a pu entendre les coups de feu ? Aviez-vous mis le silencieux ? L'avez-vous appelé sous le même prétexte ? Prendre sa température ? Il n'a pas trouvé ça bizarre ?

- Je n'ai pas d'image de ce moment précis. C'était encore eux, mais ça ne pouvait pas être Caroline... ça ne pouvait pas être Antoine...

- Est-ce qu'il ne s'est pas approché du lit de Caroline ? Vous l'aviez recouverte de sa couette pour qu'il ne se doute de rien... (Il sanglote.)

- Vous avez dit à l'instruction que vous aviez voulu faire prendre à Antoine du phénobarbital dilué dans un verre d'eau et qu'il avait refusé en disant que ce n'était pas bon...

- C'était plutôt une déduction... Je n'ai pas d'image d'Antoine disant que ce n'était pas bon.

- Pas d'autre explication ?

- J'aurais peut-être voulu qu'il dorme déjà." L'avocat général est intervenu : "Vous êtes sorti ensuite acheter L'Équipe et Le Dauphiné libéré, et la marchande de journaux vous a trouvé l'air tout à fait normal. Était-ce pour faire comme si rien ne s'était passé, comme si la vie continuait ?

- Je n'ai pas pu acheter L'Équipe. Je ne le lis jamais.

- Des voisins vous ont vu traverser la rue pour relever votre boîte à lettres.

- Est-ce que je l'ai fait pour nier la réalité, pour faire comme si ?

- Pourquoi avoir emballé et rangé avec soin la carabine avant de partir pour Clairvaux ?

- En réalité, pour les tuer, bien sûr, mais je devais me dire que c'était pour la rendre à mon père."

E. Carrère, L'Adversaire, 2000.

Séance 04

Cas de conscience

Question

Qu'est-ce qui, dans les extraits suivants, rend les personnages émouvants ?

Pistes

Lecture

Étudiez le texte de Victor Hugo.

Prolongement

"Les livres nous donnent une connaissance juste des hommes."

Êtes-vous complètement d'accord / assez d'accord / pas trop d'accord / pas du tout d'accord avec cette affirmation ?

Document A

Après qu'on eut envoyé la lettre à madame la dauphine, monsieur de Clèves et monsieur de Nemours s'en allèrent. Madame de Clèves demeura seule, et sitôt qu'elle ne fut plus soutenue par cette joie que donne la présence de ce que l'on aime, elle revint comme d'un songe ; elle regarda avec étonnement la prodigieuse différence de l'état où elle était le soir, d'avec celui où elle se trouvait alors ; elle se remit devant les yeux l'aigreur et la froideur qu'elle avait fait paraître à monsieur de Nemours, tant qu'elle avait cru que la lettre de madame de Thémines s'adressait à lui ; quel calme et quelle douceur avaient succédé à cette aigreur, sitôt qu'il l'avait persuadée que cette lettre ne le regardait pas. Quand elle pensait qu'elle s'était reproché comme un crime, le jour précédent, de lui avoir donné des marques de sensibilité que la seule compassion pouvait avoir fait naître et que, par son aigreur, elle lui avait fait paraître des sentiments de jalousie qui étaient des preuves certaines de passion, elle ne se reconnaissait plus elle-même. Quand elle pensait encore que monsieur de Nemours voyait bien qu'elle connaissait son amour, qu'il voyait bien aussi que malgré cette connaissance elle ne l'en traitait pas plus mal en présence même de son mari, qu'au contraire elle ne l'avait jamais regardé si favorablement, qu'elle était cause que monsieur de Clèves l'avait envoyé quérir, et qu'ils venaient de passer une après-dînée ensemble en particulier, elle trouvait qu'elle était d'intelligence avec monsieur de Nemours, qu'elle trompait le mari du monde qui méritait le moins d'être trompé, et elle était honteuse de paraître si peu digne d'estime aux yeux même de son amant. Mais ce qu'elle pouvait moins supporter que tout le reste, était le souvenir de l'état où elle avait passé la nuit, et les cuisantes douleurs que lui avait causées la pensée que monsieur de Nemours aimait ailleurs et qu'elle était trompée.

Elle avait ignoré jusqu'alors les inquiétudes mortelles de la défiance et de la jalousie ; elle n'avait pensé qu'à se défendre d'aimer monsieur de Nemours, et elle n'avait point encore commencé à craindre qu'il en aimât une autre. Quoique les soupçons que lui avait donnés cette lettre fussent effacés, ils ne laissèrent pas de lui ouvrir les yeux sur le hasard d'être trompée, et de lui donner des impressions de défiance et de jalousie qu'elle n'avait jamais eues. Elle fut étonnée de n'avoir point encore pensé combien il était peu vraisemblable qu'un homme comme monsieur de Nemours, qui avait toujours fait paraître tant de légèreté parmi les femmes, fût capable d'un attachement sincère et durable. Elle trouva qu'il était presque impossible qu'elle pût être contente de sa passion. "Mais quand je le pourrais être, disait-elle, qu'en veux-je faire ? Veux-je la souffrir ? Veux-je y répondre ? Veux-je m'engager dans une galanterie ? Veux-je manquer à monsieur de Clèves ? Veux-je me manquer à moi-même ? Et veux-je enfin m'exposer aux cruels repentirs et aux mortelles douleurs que donne l'amour ? Je suis vaincue et surmontée par une inclination qui m'entraîne malgré moi. Toutes mes résolutions sont inutiles ; je pensai hier tout ce que je pense aujourd'hui, et je fais aujourd'hui tout le contraire de ce que je résolus hier. Il faut m'arracher de la présence de monsieur de Nemours ; il faut m'en aller à la campagne, quelque bizarre que puisse paraître mon voyage ; et si monsieur de Clèves s'opiniâtre à l'empêcher ou à en vouloir savoir les raisons, peut-être lui ferai-je le mal, et à moi-même aussi, de les lui apprendre." Elle demeura dans cette résolution, et passa tout le soir chez elle, sans aller savoir de madame la dauphine ce qui était arrivé de la fausse lettre du vidame.

Document B

Amoureuse de Pyrrhus, Hermione se voit supplantée par Andromaque dans le cœur de celui-ci. Furieuse, elle a chargé Oreste de le tuer. Mais, pendant que le mariage de Pyrrhus et d'Andromaque est près d'être célébré, elle semble encore hésiter.

Où suis-je ? Qu'ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?

Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?

Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais.

Ah ! Ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais ?

Le cruel ! De quel œil il m'a congédiée !

Sans pitié, sans douleur au moins étudiée.

L'ai-je vu se troubler et me plaindre un moment ?

En ai-je pu tirer un seul gémissement ?

Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,

Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes ?

Et je le plains encore ! Et, pour comble d'ennui,

Mon cœur, mon lâche cœur s'intéresse pour lui.

Je tremble au seul penser du coup qui le menace,

Et, prête à me venger, je lui fais déjà grâce.

Non, ne révoquons point l'arrêt de mon courroux :

Qu'il périsse ! Aussi bien il ne vit plus pour nous.

Le perfide triomphe et se rit de ma rage ;

Il pense voir en pleurs dissiper cet orage ;

Il croit que, toujours faible et d'un cœur incertain,

Je parerai d'un bras les coups de l'autre main.

Il juge encor de moi par mes bontés passées.

Mais plutôt le perfide a bien d'autres pensées.

Triomphant dans le temple, il ne s'informe pas

Si l'on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.

Il me laisse, l'ingrat ! cet embarras funeste.

Non, non, encore un coup : laissons agir Oreste.

Qu'il meure, puisqu'enfin il a dû le prévoir,

Et puisqu'il m'a forcée enfin à le vouloir.

A le vouloir ? Hé quoi ! C'est donc moi qui l'ordonne ?

Sa mort sera l'effet de l'amour d'Hermione ?

Ce prince, dont mon cœur se faisait autrefois

Avec tant de plaisir redire les exploits,

A qui même en secret je m'étais destinée

Avant qu'on eût conclu ce fatal hyménée,

Je n'ai donc traversé tant de mers, tant d'États,

Que pour venir si loin préparer son trépas,

L'assassiner, le perdre ? Ah ! Devant qu'il expire...

Jean Racine, Andromaque, V,I, 1667.

Document B

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,

Échevelé, livide au milieu des tempêtes,

Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,

Comme le soir tombait, l'homme sombre arriva

Au bas d'une montagne en une grande plaine ;

Sa femme fatiguée et ses fils hors d'haleine

Lui dirent : "Couchons-nous sur la terre, et dormons. »

Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.

Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,

Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres,

Et qui le regardait dans l'ombre fixement.

"Je suis trop près, » dit-il avec un tremblement.

Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,

Et se remit à fuir sinistre dans l'espace.

Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.

Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,

Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,

Sans repos, sans sommeil ; il atteignit la grève

Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.

"Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.

Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »

Et, comme il s'asseyait, il vit dans les cieux mornes

L'œil à la même place au fond de l'horizon.

Alors il tressaillit en proie au noir frisson.

"Cachez-moi ! » cria-t-il ; et, le doigt sur la bouche,

Tous ses fils regardaient trembler l'aïeul farouche.

Victor Hugo, "La conscience", La légende des siècles, 1877.

Peu après le retour à Vergy, Stanislas-Xavier, le plus jeune des enfants, prit la fièvre; tout à coup Mme de Rênal tomba dans des remords affreux. Pour la première fois, elle se reprocha son amour d'une façon suivie, elle sembla comprendre, comme par miracle, dans quelle faute énorme elle s'était laissé entraîner. Quoique d'un caractère profondément religieux, jusqu'à ce moment elle n'avait pas songé à la grandeur de son crime aux yeux de Dieu.

Jadis, au couvent du Sacré-Coeur elle avait aimé Dieu avec passion; elle le craignit de même en cette circonstance. Les combats qui déchiraient son âme étaient d'autant plus affreux qu'il n'y avait rien de raisonnable dans sa peur. Julien éprouva que le moindre raisonnement l'irritait, loin de la calmer, elle y voyait le langage de l'enfer. Cependant, comme Julien aimait beaucoup lui-même le petit Stanislas, il était mieux venu à lui parler de sa maladie: elle prit bientôt un caractère grave. Alors le remords continu ôta à Mme de Rênal jusqu'à la faculté de dormir; elle ne sortait point d'un silence farouche: si elle eût ouvert la bouche, c'eût été pour avouer son crime à Dieu et aux hommes.

- Je vous en conjure, lui disait Julien dès qu'ils se trouvaient seuls, ne parlez à personne que je sois le seul confident de vos peines. Si vous m'aimez encore, ne parlez pas: vos paroles ne peuvent ôter la fièvre à notre Stanislas.

Mais ses consolations ne produisaient aucun effet; il ne savait pas que Mme de Rênal s'était mis dans la tête que pour apaiser la colère du Dieu jaloux, il fallait haïr Julien ou voir mourir son fils. C'était parce qu'elle sentait qu'elle ne pouvait haïr son amant qu'elle était si malheureuse.

- Fuyez-moi dit-elle un jour à Julien au nom de Dieu, quittez cette maison: c'est votre présence ici qui tue mon fils.

Stendhal, Le Rouge et le noir, livre premier, chapitre 19, 1835.

Document C

L'ancien bagnard Jean Valjean est devenu maire de Montreuil-sur-Mer sous la fausse identité de M. Madeleine. Mais il apprend un jour qu'un certain Champmathieu va être jugé : les autorités pensent qu'il s'agit de Jean Valjean.

Cette marche le soulageait et l'enivrait en même temps. Il semble que parfois dans les occasions suprêmes on se remue pour demander conseil à tout ce qu'on peut rencontrer en se déplaçant. Au bout de quelques instants il ne savait plus où il en était.

Il reculait maintenant avec une égale épouvante devant les deux résolutions qu'il avait prises tour à tour. Les deux idées qui le conseillaient lui paraissaient aussi funestes l'une que l'autre. - Quelle fatalité ! quelle rencontre que ce Champmathieu pris pour lui ! Être précipité justement par le moyen que la providence paraissait d'abord avoir employé pour l'affermir !

Il y eut un moment où il considéra l'avenir. Se dénoncer, grand Dieu ! se livrer ! Il envisagea avec un immense désespoir tout ce qu'il faudrait quitter, tout ce qu'il faudrait reprendre. Il faudrait donc dire adieu à cette existence si bonne, si pure, si radieuse, à ce respect de tous, à l'honneur, à la liberté ! Il n'irait plus se promener dans les champs, il n'entendrait plus chanter les oiseaux au mois de mai, il ne ferait plus l'aumône aux petits enfants ! Il ne sentirait plus la douceur des regards de reconnaissance et d'amour fixés sur lui ! Il quitterait cette maison qu'il avait bâtie, cette petite chambre ! Tout lui paraissait charmant à cette heure. Il ne lirait plus dans ces livres, il n'écrirait plus sur cette petite table de bois blanc ! Sa vieille portière, la seule servante qu'il eût, ne lui monterait plus son café le matin. Grand Dieu ! au lieu de cela, la chiourme, le carcan, la veste rouge, la chaîne au pied, la fatigue, le cachot, le lit de camp, toutes ces horreurs connues ! À son âge, après avoir été ce qu'il était ! Si encore il était jeune ! Mais, vieux, être tutoyé par le premier venu, être fouillé par le garde-chiourme, recevoir le coup de bâton de l'argousin ! avoir les pieds nus dans des souliers ferrés ! tendre matin et soir sa jambe au marteau du rondier qui visite la manille ! subir la curiosité des étrangers auxquels on dirait : Celui-là, c'est le fameux Jean Valjean, qui a été maire à Montreuil-sur-mer ! Le soir, ruisselant de sueur, accablé de lassitude, le bonnet vert sur les yeux, remonter deux à deux, sous le fouet du sergent, l'escalier-échelle du bagne flottant ! Oh ! quelle misère ! La destinée peut-elle donc être méchante comme un être intelligent et devenir monstrueuse comme le cœur humain !

Et, quoi qu'il fît, il retombait toujours sur ce poignant dilemme qui était au fond de sa rêverie : - rester dans le paradis, et y devenir démon ! rentrer dans l'enfer, et y devenir ange !

Que faire, grand Dieu ! que faire ?

La tourmente dont il était sorti avec tant de peine se déchaîna de nouveau en lui. Ses idées recommencèrent à se mêler. Elles prirent ce je ne sais quoi de stupéfié et de machinal qui est propre au désespoir. Le nom de Romainville lui revenait sans cesse à l'esprit avec deux vers d'une chanson qu'il avait entendue autrefois. Il songeait que Romainville est un petit bois près Paris où les jeunes gens amoureux vont cueillir des lilas au mois d'avril.

Il chancelait au dehors comme au dedans. Il marchait comme un petit enfant qu'on laisse aller seul.

À de certains moments, luttant contre sa lassitude, il faisait effort pour ressaisir son intelligence. Il tâchait de se poser une dernière fois, et définitivement, le problème sur lequel il était en quelque sorte tombé d'épuisement. Faut-il se dénoncer ! Faut-il se taire ? - Il ne réussissait à rien voir de distinct. Les vagues aspects de tous les raisonnements ébauchés par sa rêverie tremblaient et se dissipaient l'un après l'autre en fumée. Seulement il sentait que, à quelque parti qu'il s'arrêtât, nécessairement, et sans qu'il fût possible d'y échapper, quelque chose de lui allait mourir ; qu'il entrait dans un sépulcre à droite comme à gauche ; qu'il accomplissait une agonie, l'agonie de son bonheur ou l'agonie de sa vertu.

Hélas ! toutes ses irrésolutions l'avaient repris. Il n'était pas plus avancé qu'au commencement.

Victor Hugo, Les Misérables, I, VII, 3, 1862.

Gauvain, jeune aristocrate gagné aux idées révolutionnaires est commandant en chef d'un corps expéditionnaire chargé de pacifier les Côtes d'Armor. Le marquis de Lantenac, grand oncle de Gauvain est pour sa part l'âme et la tête des forces contre-révolutionnaires très actives en Bretagne et en Vendée. Capturé et emprisonné dans son ancien château, Lantenac s'enfuit quand un incendie éclate dans le donjon et il rebrousse chemin pour sauver des enfants menacés par les flammes, et est arrêté de nouveau. Très troublé par cet événement, Gauvain médite.

Gauvain subissait un interrogatoire.

Il comparaissait devant quelqu'un.

Devant quelqu'un de redoutable.

Sa conscience.

Gauvain sentait tout vaciller en lui. Ses résolutions les plus solides, ses promesses les plus fermement faites, ses décisions les plus irrévocables, tout cela chancelait dans les profondeurs de sa volonté.

Il y a des tremblements d'âme.

Plus il réfléchissait à ce qu'il venait de voir, plus il était bouleversé. [...]

Gauvain, républicain, croyait être, et était, dans l'absolu. Un absolu supérieur venait de se révéler.

Au-dessus de l'absolu révolutionnaire, il y a l'absolu humain. [...]

Ce qui se passait ne pouvait être éludé ; le fait était grave ; Gauvain faisait partie de ce fait ; il en était ; il ne pouvait s'en retirer ; et, bien que Cimourdain lui eût dit : - "Cela ne te regarde plus », - il sentait en lui quelque chose comme ce qu'éprouve l'arbre au moment où on l'arrache de sa racine.

Tout homme a une base ; un ébranlement à cette base cause un trouble profond ; Gauvain sentait ce trouble.

Il pressait sa tête dans ses deux mains, comme pour en faire jaillir la vérité.

Préciser une telle situation n'était pas facile ; simplifier le complexe, rien de plus malaisé ; il avait devant lui de redoutables chiffres dont il fallait faire le total ; faire l'addition de la destinée, quel vertige ! il l'essayait ; il tâchait de se rendre compte ; il s'efforçait de rassembler ses idées, de discipliner les résistances qu'il sentait en lui, et de récapituler les faits.

Il se les exposait à lui-même.

À qui n'est-il pas arrivé de se faire un rapport, et de s'interroger, dans une circonstance suprême, sur l'itinéraire à suivre, soit pour avancer, soit pour reculer ?

Gauvain venait d'assister à un prodige.

En même temps que le combat terrestre, il y avait eu un combat céleste.

Le combat du bien contre le mal.

Un cœur effrayant venait d'être vaincu.

Étant donné l'homme avec tout ce qui est mauvais en lui, la violence, l'erreur, l'aveuglement, l'opiniâtreté malsaine, l'orgueil, l'égoïsme, Gauvain venait de voir un miracle.

La victoire de l'humanité sur l'homme.

L'humanité avait vaincu l'inhumain.

Et par quel moyen ? de quelle façon ? comment avait-elle terrassé un colosse de colère et de haine ? quelles armes avait-elle employées ? quelle machine de guerre ? Le berceau.

Un éblouissement venait de passer sur Gauvain. En pleine guerre sociale, en pleine conflagration de toutes les inimitiés et de toutes les vengeances, au moment le plus obscur et le plus furieux du tumulte, à l'heure où le crime donnait toute sa flamme et la haine toutes ses ténèbres, à cet instant des luttes où tout devient projectile, où la mêlée est si funèbre qu'on ne sait plus où est le juste, où est l'honnête, où est le vrai ; brusquement, l'Inconnu, l'avertisseur mystérieux des âmes, venait de faire resplendir, au-dessus des clartés et des noirceurs humaines, la grande lueur éternelle.

Au-dessus du sombre duel entre le faux et le relatif, dans les profondeurs, la face de la vérité avait tout à coup apparu.

Subitement la force des faibles était intervenue.

On avait vu trois pauvres êtres, à peine nés, inconscients, abandonnés, orphelins, seuls, bégayants, souriants, ayant contre eux la guerre civile, le talion, l'affreuse logique des représailles, le meurtre, le carnage, le fratricide, la rage, la rancune, toutes les gorgones, triompher ; on avait vu l'avortement et la défaite d'un infâme incendie, chargé de commettre un crime ; on avait vu les préméditations atroces déconcertées et déjouées ; on avait vu l'antique férocité féodale, le vieux dédain inexorable, la prétendue expérience des nécessités de la guerre, la raison d'état, tous les arrogants partis-pris de la vieillesse farouche, s'évanouir devant le bleu regard de ceux qui n'ont pas vécu ; et c'est tout simple, car celui qui n'a pas vécu encore n'a pas fait le mal, il est la justice, il est la vérité, il est la blancheur, et les immenses anges du ciel sont dans les petits enfants.

Spectacle utile ; conseil ; leçon. Les combattants frénétiques de la guerre sans merci avaient soudainement vu, en face de tous les forfaits, de tous les attentats, de tous les fanatismes, de l'assassinat, de la vengeance attisant les bûchers, de la mort arrivant une torche à la main, au-dessus de l'énorme légion des crimes, se dresser cette toute-puissance, l'innocence.

Et l'innocence avait vaincu.

Et l'on pouvait dire : Non, la guerre civile n'existe pas, la barbarie n'existe pas, la haine n'existe pas, le crime n'existe pas, les ténèbres n'existent pas ; pour dissiper ces spectres, il suffit de cette aurore, l'enfance.

Jamais, dans aucun combat, Satan n'avait été plus visible, ni Dieu.

Ce combat avait eu pour arène une conscience.

La conscience de Lantenac.

Maintenant il recommençait, plus acharné et plus décisif encore peut-être, dans une autre conscience.

La conscience de Gauvain.

Quel champ de bataille que l'homme !

Victor Hugo, Quatrevingt-treize, III, VI, 1874.

Document C

Un jeune américain, écrivain débutant, se lie d'amitié avec Nathan Landau et sa petite amie Sophie, qui a survécu à un camp de concentration. Elle raconte au jeune homme son arrivée au camp avec ses deux enfants, sa fille Eva et son petit garçon. À l'entrée du camp, un médecin officier effectuait une rapide sélection, qui déterminait la vie ou la mort des prisonniers.

Comme elle se retournait, lui parvint la voix du Dr. Jemand von Niemand :

- Ainsi, tu n'es pas communiste. Tu es croyante ?

- Ja, mein Hauptmann. Je crois au Christ.

Quelle folie ! Elle devina à son attitude, à son œil fixe, à l'expression nouvelle de son regard, d'une intensité lumineuse - que tout ce qu'elle disait, loin de l'aider, loin de la protéger, précipitait d'une certaine façon sa chute. Elle se dit : Dieu, faites que je devienne muette.

Le médecin vacillait légèrement sur ses jambes. Se penchant un instant vers un de ses sbires armé d'une planche-écritoire, il lui murmura quelque chose, tout en se récurant avec application les narines. Eva, qui s'appuyait de tout son poids contre la jambe de Sophie, se mit à pleurer. [...]

- Ainsi, tu crois au Christ rédempteur ? dit le médecin d'une voix pâteuse mais bizarrement abstraite, pareil à un conférencier supputant les nuances et les subtilités d'une proposition logique. Et ce qu'il ajouta alors laissa un instant Sophie complètement perplexe :

- N'a-t-il pas dit : 'Laissez venir à Moi les petits enfants ?'

Il se tourna vers elle, se déplaçant avec l'automatisme saccadé d'un ivrogne.

Sophie, une ineptie sur le bout de la langue et étranglée par la peur, se préparait à risquer une réponse quand le médecin la devança :

- Tu peux garder un de tes enfants.

- Bitte ? fit Sophie.

- Tu peux garder un de tes enfants, répéta-t-il. L'autre devra s'en aller. Lequel veux-tu garder ?

- Vous voulez dire qu'il faut que je choisisse ?

- Tu es une Polonaise, pas une youpine. Ça te donne un privilège - un choix.

Son processus mental se ralentit, s'arrêta. Souda elle sentit ses jambes flageoler.

- Je ne peux pas choisir ! Je ne peux pas choisir, se mit-elle à hurler. - Oh, comme elle se souvenait encore de ses cris ! Jamais anges torturés ne hurlèrent plus fort dans le vacarme de l'enfer - Ich kann nicht wählen ! hurla-t-elle.

Le médecin prit conscience qu'ils attiraient inutilement l'attention :

- Ta gueule ! commanda-t-il. Allons vite, choisis, choisis, nom de Dieu, sinon je les expédie tous les deux. Vite !

Elle ne pouvait croire que tout cela fût réel. Elle ne pouvait croire qu'elle était maintenant à genoux sur le béton rugueux qui lui mordait la peau, serrant à les étouffer ses enfants contre elle, si fort qu'il lui semblait que malgré l'épaisseur de leurs vêtements sa chair allait se greffer à la leur. Une incrédulité absolue, démente, l'accablait. Une incrédulité qui se reflétait dans les yeux du jeune Rottenführer hâve et livide, l'assistant du docteur, vers qui elle se surprit inexplicablement à lever un regard de prière. Il paraissait hébété et, les yeux écarquillés, il la contemplait à son tour d'un regard perplexe, comme pour dire : moi non plus je ne comprends pas. ,

- Ne me forcez pas à choisir, s'entendit-elle plaider dans un murmure, je ne peux pas choisir.

- Dans ce cas, envoyez-les là-bas tous les deux; dit le docteur à son assistant, nach links.

- Maman !

Elle perçut le cri ténu mais déchirant d'Eva à l'instant où, repoussant l'enfant, elle se relevait en titubant gauchement.

- Prenez la petite ! lança-t-elle. Prenez ma petite fille ! Ce fut alors que l'assistant - avec une douceur pleine de compassion que Sophie devait s'efforcer en vain d'oublier - tira Eva par la main et l'emmena rejoindre la légion des damnés en attente. Sophie devait conserver à jamais l'image floue de l'enfant qui s'obstinait à regarder en arrière, implorante. Mais presque totalement aveuglée maintenant par un flot de larmes épaisses et salées, il lui fut épargné de distinguer nettement l'expression d'Eva, et elle en remercia le ciel. Car tout au fond de son cœur, et avec une sincérité absolue, elle savait que jamais elle n'aurait été capable de l'endurer, poussée qu'elle était au bord de la folie par son ultime vision de la petite silhouette qui déjà disparaissait au loin.

William Styron, Le Choix de Sophie, coll. Folio, éd. Galimard, 1979.

Synthèse

I. Cet extrait dramatique est particulièrement émouvant et riche en émotions

Le narrateur nous fait entrer dans l'intériorité du personnage

La scène est racontée selon un point de vue ...

Le narrateur guide le lecteur tout au long de l'extrait.

... : Il y eut un moment où il considéra l'avenir. Se dénoncer, grand Dieu ! se livrer ! Il envisagea...

Le narrateur lui-même semble ému et paraît exprimer son empathie pour son personnage : "Hélas !"

...

...

... "une égale épouvante", "un immense désespoir", "au désespoir"

... : "Quelle fatalité !", "grand Dieu !"...

On perçoit nettement la confusion des idées et des sentiments du personnages

Jean Valjean paraît être un pilote aveuglé par la tempête.

... : "La tourmente... se déchaîna de nouveau en lui."

... : "Ses idées recommencèrent à se mêler", "Il ne réussissait à rien voir de distinct", ""Les vagues aspects de tous les raisonnements... tremblaient et se dissipaient l'un après l'autre en fumée", "toutes ses irrésolutions".

II. Le personnage est confronté à un terrible dilemme

Si Jean Valjean choisissait de se livrer, il devrait perdre tout ce qu'il a gagné depuis des années

Renoncement au confort matériel mais pas seulement : ...

Accumulation : "cette existence si bonne, si pure, si radieuse, à ce respect de tous, à l'honneur, à la liberté !"

... : "Il n'irait plus..., il n'entendrait plus..., il ne ferait plus... Il ne sentirait plus... Il ne lirait plus... il n'écrirait plus ... Sa vieille portière, la seule servante qu'il eût, ne lui monterait plus son café le matin..."

Et il retrouverait une vie affreuse qu'il connaît bien

...

Accumulation : "la chiourme, le carcan, la veste rouge, la chaîne au pied, la fatigue, le cachot, le lit de camp"

Accumulation ... : "être tutoyé par le premier venu, être fouillé par le garde-chiourme, recevoir le coup de bâton de l'argousin ! avoir les pieds nus dans des souliers ferrés ! tendre matin et soir sa jambe au marteau du rondier qui visite la manille ! subir la curiosité des étrangers..."

Quoi qu'il choisisse, sa vie ne sera plus la même

...

... : "tout ce qu'il faudrait quitter, tout ce qu'il faudrait reprendre", "Faut-il se dénoncer ! Faut-il se taire ?"

Parallélisme + opposition + opposition : "rester dans le paradis, et y devenir démon ! rentrer dans l'enfer, et y devenir ange !"

... : "Les deux idées qui le conseillaient lui paraissaient aussi funestes l'une que l'autre", "quelque chose de lui allait mourir ; qu'il entrait dans un sépulcre à droite comme à gauche ; qu'il accomplissait une agonie, l'agonie de son bonheur ou l'agonie de sa vertu."

Séance 05

Garder foi en l'homme

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Notion : Les formes de l'argumentation

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Albert Camus écrit : "il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser". Êtes-vous d'accord ?

Document A

La philosophe H. Arendt suit en 1961 le procès d'Eichmann, fonctionnaire nazi responsable de la déportation des juifs durant la Seconde Guerre Mondiale.

Pendant tout le procès, Eichmann essaya, sans grand succès, de clarifier cette deuxième partie de sa justification : "Non coupable au sens de l'accusation." L'accusation supposait non seulement qu'il avait agi intentionnellement - ce qu'il ne niait pas ; mais aussi que ses mobiles avaient été abjects et qu'il avait parfaitement conscience de la nature criminelle de ses actes. En ce qui concerne les "mobiles abjects", il était persuadé qu'au plus profond de lui-même il n'était pas ce qu'il appelait un innerer Schweinehund, un véritable salaud ; quant à sa conscience, il se souvenait parfaitement qu'il n'aurait eu mauvaise conscience que s'il n'avait pas exécuté les ordres - ordres d'expédier à la mort des millions d'hommes, de femmes et d'enfants, avec un grand zèle et le soin le plus méticuleux. De l'aveu général, tout cela était difficile à accepter. Une demi-douzaine de psychiatres avaient certifié qu'il était "normal". "Plus normal, en tout cas, que je ne le suis moi-même après l'avoir examiné", s'exclama l'un d'eux, paraît-il, tandis qu'un autre découvrit que l'ensemble de son attitude psychologique, son comportement à l'égard de sa femme et de ses enfants, de son père et de sa mère, de ses frères, sœurs et amis, étaient "non seulement normaux mais tout à fait recommandables" - enfin le pasteur qui lui rendait visite régulièrement en prison, à l'issue des délibérations de la Cour suprême qui firent suite à son appel, rassura tout le monde en déclarant qu'Eichmann était "un homme qui a des idées très positives". Mais derrière la comédie des experts en âme humaine, il y avait un fait incontestable : Eichmann n'était pas fou au sens psychologique du terme et encore moins au sens juridique. [...] Pire, ce n'était sûrement pas un cas de haine morbide des Juifs, d'antisémitisme fanatique, ni d'endoctrinement d'aucune sorte. Lui, "personnellement", n'avait jamais rien eu contre les Juifs ; au contraire, il avait de nombreuses "raisons personnelles" de ne pas les haïr. Il y avait, certes, des antisémites fanatiques parmi ses amis les plus proches, par exemple, Làszlo Endre, secrétaire d'État responsable des affaires politiques (juives) en Hongrie, qui fut pendu à Budapest en 1946 ; mais, d'après Eichmann, ce n'était rien de plus que quelque chose du genre "certains de mes meilleurs amis sont des antisémites".

Hélas, personne ne le crut. Le procureur ne le crut pas, parce que ce n'était pas son rôle. L'avocat de la défense n'y prêta aucune attention car, contrairement à Eichmann, les problèmes de conscience ne l'intéressaient manifestement pas. Et les juges ne le crurent pas, parce qu'ils étaient trop bons, et peut-être aussi trop conscients des fondements mêmes de leur métier, pour admettre qu'une personne moyenne, "normale", ni faible d'esprit, ni endoctrinée, ni cynique, puisse être absolument incapable de distinguer le bien du mal. Parce qu'il avait menti de temps en temps, ils préférèrent conclure qu'il était un menteur - et passèrent à côté du plus grand défi moral et même juridique posé par toute cette affaire. Leur argumentation était fondée sur l'hypothèse que l'accusé, comme toutes les "personnes normales", avait dû être conscient de la nature criminelle de ses actes ; Eichmann Eichmann était en effet normal dans la mesure où "il n'était pas une exception dans le régime nazi". Cependant, dans les conditions du IIIème Reich, il n'y a que de la part d'"exceptions" qu'on pouvait attendre une réaction "normale". Cette simple vérité créait un dilemme auquel les juges ne pouvaient pas échapper et qu'ils ne pouvaient pas trancher non plus.

H. Arendt, Eichmann à Jérusalem (1961), trad. A. Guérin, éd. Gallimard, 1966.

Document B

Une épidémie de peste sévit à Oran, en Algérie, dans les années quarante. La ville est mise en quarantaine, et les habitants s'organisent pour tenter de lutter contre la maladie. Parmi eux, le docteur Rieux, qui s'efforce de limiter le nombre de décès. Après des mois de lutte, l'épidémie de peste décroît, puis s'éteint. Le passage suivant est la fin du roman.

Rieux montait déjà l'escalier. Le grand ciel froid scintillait au-dessus des maisons et, près des collines, les étoiles durcissaient comme des silex. Cette nuit n'était pas si différente de celle où Tarrou et lui étaient venus sur cette terrasse pour oublier la peste. La mer était plus bruyante qu'alors, au pied des falaises. L'air était immobile et léger, délesté des souffles salés qu'apportait le vent tiède de l'automne. La rumeur de la ville, cependant, battait toujours le pied des terrasses avec un bruit de vagues. Mais cette nuit était celle de la délivrance, et non de la révolte. Au loin, un noir rougeoiment indiquait l'emplacement des boulevards et des places illuminés. Dans la nuit maintenant libérée, le désir devenait sans entraves et c'était son grondement qui parvenait jusqu'à Rieux.

Du port obscur montèrent les premières fusées des réjouissances officielles. La ville les salua par une longue et sourde exclamation. Cottard, Tarrou, ceux et celle que Rieux avait aimés et perdus, tous, morts ou coupables, étaient oubliés. Le vieux avait raison, les hommes étaient toujours les mêmes. Mais c'était leur force et leur innocence et c'est ici que, par-dessus toute douleur, Rieux sentait qu'il les rejoignait. Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu'au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s'élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s'achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l'injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu'on apprend au milieu des fléaux, qu'il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu'il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d'admettre les fléaux, s'efforcent cependant d'être des médecins.

Écoutant, en effet, les cris d'allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.

Albert Camus, La Peste, éd. Gallimard, 1947.

Document B

Dans cet essai, Albert Camus tente de définir la révolte et les formes qu'elle peut prendre, aussi bien en politique qu'en littérature. Le passage suivant est le début de l'essai.

Qu'est-ce qu'un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce "non" ?

Il signifie, par exemple, "les choses ont trop duré", "jusque-là oui, au-delà non", "vous allez trop loin", et encore "il y a une limite que vous ne dépasserez pas". En somme, ce non affirme l'existence d'une frontière. On retrouve la même idée de la limite dans ce sentiment du révolté que l'autre "exagère", qu'il étend son droit au-delà de la frontière à partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite. Ainsi, le mouvement de révolte s'appuie, en même temps, sur le refus catégorique d'une intrusion jugée intolérable et sur la certitude confuse d'un bon droit, plus exactement l'impression, chez le révolté, qu'il est "en droit de...". La révolte ne va pas sans le sentiment d'avoir soi-même, en quelque façon, et quelque part, raison. C'est en cela que l'esclave révolté dit à la fois oui et non. Il affirme, en même temps que la frontière, tout ce qu'il soupçonne et veut préserver en deçà de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu'il y a en lui quelque chose qui "vaut la peine de...", qui demande qu'on y prenne garde. D'une certaine manière, il oppose à l'ordre qui l'opprime une sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu'il peut admettre.

En même temps que la répulsion à l'égard de l'intrus, il y a dans toute révolte une adhésion entière et instantanée de l'homme à une certaine part de lui-même. Il fait donc intervenir implicitement un jugement de valeur, et si peu gratuit, qu'il le maintient au milieu des périls. Jusque-là, il se taisait au moins, abandonné à ce désespoir où une condition, même si on la juge injuste, est acceptée. Se taire, c'est laisser croire qu'on ne juge et ne désire rien, et, dans certains cas, c'est ne désirer tout, en général, et rien, ne particulier. Le silence le traduit bien. Mais à partir du moment où il parle, même en disant non, il désire et juge. Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face. Il oppose ce qui est préférable à ce qui ne l'est pas. Toute valeur n'entraîne pas la révolte, mais tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur. S'agit-il au moins d'une valeur ?

Si confusément que ce soit, une prise de conscience naît du mouvement de révolte : la perception, soudain éclatante, qu'il y a dans l'homme quelque chose à quoi l'homme peut s'identifier, fût-ce pour un temps. [...] Cette identification jusqu'ici n'était pas sentie réellement. Toutes les exactions antérieures au mouvement d'insurrection, l'esclave les souffrait. Souvent même, il avait reçu dans réagir des ordres plus révoltants que celui qui déclenche son refus. Il y apportait de la patience, les rejetant peut-être en lui-même, mais, puisqu'il se taisait, plus soucieux de son intérêt immédiat que conscient encore de son droit. Avec la perte de la patience, avec l'impatience, commence au contraire un mouvement qui peut s'étendre à tout ce qui, auparavant, était accepté. Cet élan est presque toujours rétroactif. L'esclave, à l'instant où il rejette l'ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l'état d'esclave lui-même. Le mouvement de révolte le porte plus loin qu'il n'était dans le simple refus. Il dépasse même la limite qu'il fixait à son adversaire, demandant maintenant à être traité en égal. Ce qui était d'abord une résistance irréductible de l'homme devient l'homme tout entier qui s'identifie à elle et s'y résume. Cette part de lui-même qu'il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du reste et la proclame préférable à tout, même à la vie. Elle devient pour lui le bien suprême. Installé auparavant dans un compromis, l'esclave se jette d'un coup ("puisque c'est ainsi...") dans le Tout ou Rien. La conscience vient au jour avec la révolte.

Mais on voit qu'elle est conscience, en même temps, d'un tout, encore assez obscur, et d'un "rien" qui annonce la possibilité de sacrifice de l'homme à ce tout. Le révolté veut être tout, s'identifier totalement à ce bien dont il a soudain pris conscience et dont il veut qu'il soit, dans sa personne, reconnu et salué- ou rien, c'est-à-dire se trouver définitivement déchu par la force qui le domine. A la limite, il accepte la déchéance dernière qui est la mort, s'il doit être privé de cette consécration exclusive qu'il appellera, par exemple, sa liberté. Plutôt mourir debout que de vivre à genoux.

Abert Camus, L'Homme révolté, éd. Gallimard, 1951.

Lecture cursive

L'Étrange cas du docteur Jekyll et de Mr Hyde

Invention

Au terme de son enquête, l'officier de police rédige son rapport dans lequel il explique sa thèse sur la disparition du célèbre docteur Jekyll. Il ne croit en effet pas un mot des lettres découvertes près du corps de l'étrange Mr. Hyde.

Pour appuyer son propos, il joint à son rapport les photographies et/ou les plans des lieux, les photographies des pièces à conviction, plusieurs dépositions de témoins importants, et certains documents trouvés pendant l'enquête.

Votre dossier devra être parfaitement convaincant et cohérent par rapport au livre.