Objet d'étude : La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIème à nos jours
Problématique générale : La littérature peut-elle aider à mieux comprendre et à changer l'homme ?
Si vous deviez décrire la nature humaine en une phrase, que diriez-vous ?
1. Quel regard est porté sur l'homme dans chacun de ces documents ?
2. Comment chacun des écrivains s'efforce-t-il de faire adhérer le lecteur à son point de vue ?
1. Dans l'antiquité, la médecine s'appuie sur la théorie des humeurs, c'est-à-dire des fluides qui circulent dans le corps humain, qui déterminerait l'état d'esprit de l'homme. Pour les anciens, il existe quatre humeurs :
- le sang : produit par le foie et reçu par le cœur (caractère sanguin ou jovial, chaleureux) ;
- la pituite ou flegme ou lymphe : rattachée au cerveau (caractère lymphatique) ;
- la bile jaune : venant également du foie (caractère bilieux, plutôt enclin à la violence) ;
- l'atrabile ou bile noire : venant de la rate (caractère mélancolique/anxieux).
La devise de la comédie était de "corriger les moeurs par le rire."
Selon vous, la littérature peut-elle changer l'homme ?
La pièce s'ouvre sur l'indignation d'Alceste : un homme notoirement malhonnête lui fait un mauvais procès, tout le monde le sait, mais personne ne dit rien. Son ami Philinte le retient de faire un éclat.
Philinte
Vous voulez un grand mal à la nature humaine.
Alceste
Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine.
Philinte
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,
Seront enveloppés dans cette aversion ?
Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes…
Alceste
Non, elle est générale, et je hais tous les hommes :
Les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants,
Et les autres, pour être aux méchants complaisants,
Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses. [...]
Têtebleu ! ce me sont de mortelles blessures,
De voir qu'avec le vice on garde des mesures ;
Et parfois il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert l'approche des humains.
Philinte
Mon Dieu ! des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,
Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
Ne l'examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
À force de sagesse, on peut être blâmable ;
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l'on soit sage avec sobriété.
Cette grande raideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages ;
Elle veut aux mortels trop de perfection :
Il faut fléchir au temps sans obstination ;
Et c'est une folie à nulle autre seconde,
De vouloir se mêler de corriger le monde.
J'observe, comme vous, cent choses tous les jours,
Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ;
Mais quoi qu'à chaque pas je puisse voir paraître,
En courroux comme vous, on ne me voit point être ;
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont ;
J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font.
Et je crois qu'à la cour, de même qu'à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile1.
Alceste
Mais ce flegme, Monsieur, qui raisonnez si bien,
Ce flegme pourra-t-il ne s'échauffer de rien ?
Et s'il faut, par hasard, qu'un ami vous trahisse,
Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,
Ou qu'on tâche à semer de méchants bruits de vous,
Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?
Philinte
Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure,
Comme vices unis à l'humaine nature ;
Et mon esprit enfin n'est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.
Alceste
Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,
Sans que je sois... Morbleu ! je ne veux point parler.
Molière, Le Misanthrope ou L'Atrabilaire amoureux, I, 1, 1666.
La raison du plus fort est toujours la meilleure.
Nous l'allons montrer tout à l'heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'elle ;
Et que par conséquent en aucune façon
Je ne puis troubler sa boisson.
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau, je tète encor ma mère,
Si ce n'est toi, c'est donc ton frère :
Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens :
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus au fond des forêts
Le Loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.
J. de La Fontaine, Fables, I, 10, 1668.
Le narrateur a fait naufrage dans une île lointaine du Pacifique où le docteur Moreau, un biologiste anglais, essaie de transformer des bêtes sauvages en hommes. Mais celles-ci se révoltent et mettent en pièces leur créateur. Le narrateur est sauvé in extremis par un navire de passage et revient à Londres.
C. Le Brun, peintre officiel de Louis XIV, est l'auteur d'une célèbre conférence prononcée en 1671 sur la physionomie humaine et ses rapports avec les espèces animales. De nombreux dessins illustrent le propos de cette conférence.
C. Le Brun, Conférence sur la Physionomie de l'homme et ses rapports avec celle des animaux, 1671.
Avec mon retour à l'humanité, je retrouvai au lieu de cette confiance et de cette sympathie que je m'attendais à éprouver de nouveau, une aggravation de l'incertitude et de la crainte que j'avais sans cesse ressenties pendant mon séjour dans l'île. Personne ne voulait me croire, et j'apparaissais aussi étrange aux hommes que je l'avais été aux hommes-animaux, ayant sans doute gardé quelque chose de la sauvagerie naturelle de mes compagnons.
On prétend que la peur est une maladie ; quoi qu'il en soit, je peux certifier que, depuis plusieurs années maintenant, une inquiétude perpétuelle habite mon esprit, pareille à celle qu'un lionceau à demi dompté pourrait ressentir. Mon trouble prend une forme des plus étranges. Je ne pouvais me persuader que les hommes et les femmes que je rencontrais n'étaient pas aussi un autre genre, passablement humain, de monstres, d'animaux à demi formés selon l'apparence extérieure d'une âme humaine, et que bientôt ils allaient revenir à l'animalité première, et laisser voir tour à tour telle ou telle marque de bestialité atavique. Mais j'ai confié mon cas à un homme étrangement intelligent, un spécialiste des maladies mentales, qui avait connu Moreau et qui parut, à demi, ajouter foi à mes récits – et cela me fut un grand soulagement.
Je n'ose espérer que la terreur de cette île me quittera jamais entièrement, encore que la plupart du temps elle ne soit, tout au fond de mon esprit, rien qu'un nuage éloigné, un souvenir, un timide soupçon ; mais il est des moments où ce petit nuage s'étend et grandit jusqu'à obscurcir tout le ciel. Si, alors, je regarde mes semblables autour de moi, mes craintes me reprennent. Je vois des faces âpres et animées, d'autres ternies et dangereuses, d'autres fuyantes et menteuses, sans qu'aucune possède la calme autorité d'une âme raisonnable. J'ai l'impression que l'animal va reparaître tout à coup sous ces visages, que bientôt la dégradation des monstres de l'île va se manifester de nouveau sur une plus grande échelle. Je sais que c'est là une illusion, que ces apparences d'hommes et femmes qui m'entourent sont en réalité de véritables humains, qu'ils restent jusqu'au bout des créatures parfaitement raisonnables, pleines de désirs bienveillants et de tendre sollicitude, émancipées de la tyrannie de l'instinct et nullement soumises à quelque fantastique Loi – en un mot, des êtres absolument différents de monstres humanisés. Et pourtant, je ne puis m'empêcher de les fuir, de fuir leurs regards curieux, leurs questions et leur aide, et il me tarde de me retrouver loin d'eux et seul.
H. G. Wells, L'Ile du docteur Moreau, 1896 (trad. de H. D. Davray).
Imaginez le réquisitoire et la plaidoirie.
Écoutez l'émission "Les coulisses du condamné" 5/5 : Le procès Courjault, particulièrement le début de la plaidoirie. Comment l'avocat s'efforce-t-il d'argumenter ?
Le 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand a tué sa femme, ses enfants, ses parents, puis tenté, mais en vain, de se tuer lui-même. L'enquête a révélé qu'il n'était pas médecin comme il le prétendait depuis dix-huit ans. Emmanuel Carrère explique : "Je suis entré en relation avec lui, j'ai assisté à son procès. J'ai essayé de raconter précisément, jour après jour, cette vie de solitude, d'imposture et d'absence. D'imaginer ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu'il était supposé passer à son travail et passait en réalité sur des parkings d'autoroute ou dans les forêts du Jura. De comprendre, enfin, ce qui dans une expérience humaine aussi extrême m'a touché de si près et touche, je crois, chacun d'entre nous.".
La sonnerie avait réveillé les enfants, qui ont déboulé dans la salle de bains. Ils se levaient toujours plus facilement les jours où ils n'avaient pas classe. À eux aussi, il a dit que maman dormait encore et ils sont descendus tous les trois au salon. Il a mis la cassette des Trois Petits Cochons dans le magnétoscope, préparé des bols de choco pops avec du lait. Ils se sont installés sur le canapé pour regarder le dessin animé en mangeant leurs céréales, et lui entre eux.
"Je savais, après avoir tué Florence, que j'allais tuer aussi Antoine et Caroline et que ce moment, devant la télévision, était le dernier que nous passions ensemble. Je les ai câlinés. J'ai dû leur dire des mots tendres, comme : 'Je vous aime.' Cela m'arrivait souvent, et ils y répondaient souvent par des dessins. Même Antoine qui ne savait pas encore bien écrire savait écrire : 'Je t'aime.'"
Un très long silence. La présidente, d'une voix altérée, a proposé une suspension de cinq minutes, mais il a secoué la tête, on l'a entendu déglutir avant de continuer :
"Nous sommes restés comme ça peut-être une demi-heure... Caroline a vu que j'avais froid, elle a voulu monter chercher ma robe de chambre... J'ai dit que je les trouvais chauds, eux, qu'ils avaient peut-être de la fièvre et que j'allais prendre leur température. Caroline est montée avec moi, je l'ai fait coucher sur son lit... Je suis allé chercher la carabine..."
La scène du chien a recommencé. Il s'est mis à trembler, son corps s'est affaissé. Il s'est jeté au sol. On ne le voyait plus, les gendarmes étaient penchés sur lui. D'une voix aiguë de petit garçon, il a gémi : "Mon papa ! mon papa !" Une femme, sortie du public, a couru vers le box et s'est mise à taper sur la vitre en suppliant "Jean-Claude ! Jean-Claude !", comme une mère. Personne n'a eu le cœur de l'écarter.
"Qu'avez-vous dit à Caroline ? a repris la présidente après une demi-heure de suspension.
- Je ne sais plus... Elle s'était allongée sur le ventre... C'est là que j'ai tiré.
- Courage...
- J'ai déjà dû le dire au juge d'instruction, de nombreuses fois, mais ici... ici, ils sont là... (sanglot). J'ai tiré une première fois sur Caroline... elle avait un oreiller sur la tête... j'avais dû faire comme si c'était un jeu... (il gémit, les yeux fermés). J'ai tiré... j'ai posé la carabine quelque part dans la chambre... j'ai appelé Antoine... et j'ai recommencé.
- Il faut peut-être que je vous aide un peu, car les jurés ont besoin de détails et vous n'êtes pas assez précis.
- ... Caroline, quand elle est née, c'était le plus beau jour de ma vie... Elle était belle... (gémissement)... dans mes bras... pour son premier bain... (spasme). C'est moi qui l'ai tuée... C'est moi qui l'ai tuée. (Les gendarmes le tiennent par les bras, avec une douceur épouvantée.)
- Vous ne pensez pas qu'Antoine a pu entendre les coups de feu ? Aviez-vous mis le silencieux ? L'avez-vous appelé sous le même prétexte ? Prendre sa température ? Il n'a pas trouvé ça bizarre ?
- Je n'ai pas d'image de ce moment précis. C'était encore eux, mais ça ne pouvait pas être Caroline... ça ne pouvait pas être Antoine...
- Est-ce qu'il ne s'est pas approché du lit de Caroline ? Vous l'aviez recouverte de sa couette pour qu'il ne se doute de rien... (Il sanglote.)
- Vous avez dit à l'instruction que vous aviez voulu faire prendre à Antoine du phénobarbital dilué dans un verre d'eau et qu'il avait refusé en disant que ce n'était pas bon...
- C'était plutôt une déduction... Je n'ai pas d'image d'Antoine disant que ce n'était pas bon.
- Pas d'autre explication ?
- J'aurais peut-être voulu qu'il dorme déjà." L'avocat général est intervenu : "Vous êtes sorti ensuite acheter L'Équipe et Le Dauphiné libéré, et la marchande de journaux vous a trouvé l'air tout à fait normal. Était-ce pour faire comme si rien ne s'était passé, comme si la vie continuait ?
- Je n'ai pas pu acheter L'Équipe. Je ne le lis jamais.
- Des voisins vous ont vu traverser la rue pour relever votre boîte à lettres.
- Est-ce que je l'ai fait pour nier la réalité, pour faire comme si ?
- Pourquoi avoir emballé et rangé avec soin la carabine avant de partir pour Clairvaux ?
- En réalité, pour les tuer, bien sûr, mais je devais me dire que c'était pour la rendre à mon père."
E. Carrère, L'Adversaire, 2000.
Qu'est-ce qui, dans les extraits suivants, rend les personnages émouvants ?
Étudiez le texte de Victor Hugo.
"Les livres nous donnent une connaissance juste des hommes."
Êtes-vous complètement d'accord / assez d'accord / pas trop d'accord / pas du tout d'accord avec cette affirmation ?
Amoureuse de Pyrrhus, Hermione se voit supplantée par Andromaque dans le cœur de celui-ci. Furieuse, elle a chargé Oreste de le tuer. Mais, pendant que le mariage de Pyrrhus et d'Andromaque est près d'être célébré, elle semble encore hésiter.
Où suis-je ? Qu'ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?
Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?
Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais.
Ah ! Ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais ?
Le cruel ! De quel œil il m'a congédiée !
Sans pitié, sans douleur au moins étudiée.
L'ai-je vu se troubler et me plaindre un moment ?
En ai-je pu tirer un seul gémissement ?
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes ?
Et je le plains encore ! Et, pour comble d'ennui,
Mon cœur, mon lâche cœur s'intéresse pour lui.
Je tremble au seul penser du coup qui le menace,
Et, prête à me venger, je lui fais déjà grâce.
Non, ne révoquons point l'arrêt de mon courroux :
Qu'il périsse ! Aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe et se rit de ma rage ;
Il pense voir en pleurs dissiper cet orage ;
Il croit que, toujours faible et d'un cœur incertain,
Je parerai d'un bras les coups de l'autre main.
Il juge encor de moi par mes bontés passées.
Mais plutôt le perfide a bien d'autres pensées.
Triomphant dans le temple, il ne s'informe pas
Si l'on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
Il me laisse, l'ingrat ! cet embarras funeste.
Non, non, encore un coup : laissons agir Oreste.
Qu'il meure, puisqu'enfin il a dû le prévoir,
Et puisqu'il m'a forcée enfin à le vouloir.
A le vouloir ? Hé quoi ! C'est donc moi qui l'ordonne ?
Sa mort sera l'effet de l'amour d'Hermione ?
Ce prince, dont mon cœur se faisait autrefois
Avec tant de plaisir redire les exploits,
A qui même en secret je m'étais destinée
Avant qu'on eût conclu ce fatal hyménée,
Je n'ai donc traversé tant de mers, tant d'États,
Que pour venir si loin préparer son trépas,
L'assassiner, le perdre ? Ah ! Devant qu'il expire...
Jean Racine, Andromaque, V,I, 1667.
L'ancien bagnard Jean Valjean est devenu maire de Montreuil-sur-Mer sous la fausse identité de M. Madeleine. Mais il apprend un jour qu'un certain Champmathieu va être jugé : les autorités pensent qu'il s'agit de Jean Valjean.
Il reculait maintenant avec une égale épouvante devant les deux résolutions qu'il avait prises tour à tour. Les deux idées qui le conseillaient lui paraissaient aussi funestes l'une que l'autre. - Quelle fatalité ! quelle rencontre que ce Champmathieu pris pour lui ! Être précipité justement par le moyen que la providence paraissait d'abord avoir employé pour l'affermir !
Il y eut un moment où il considéra l'avenir. Se dénoncer, grand Dieu ! se livrer ! Il envisagea avec un immense désespoir tout ce qu'il faudrait quitter, tout ce qu'il faudrait reprendre. Il faudrait donc dire adieu à cette existence si bonne, si pure, si radieuse, à ce respect de tous, à l'honneur, à la liberté ! Il n'irait plus se promener dans les champs, il n'entendrait plus chanter les oiseaux au mois de mai, il ne ferait plus l'aumône aux petits enfants ! Il ne sentirait plus la douceur des regards de reconnaissance et d'amour fixés sur lui ! Il quitterait cette maison qu'il avait bâtie, cette petite chambre ! Tout lui paraissait charmant à cette heure. Il ne lirait plus dans ces livres, il n'écrirait plus sur cette petite table de bois blanc ! Sa vieille portière, la seule servante qu'il eût, ne lui monterait plus son café le matin. Grand Dieu ! au lieu de cela, la chiourme, le carcan, la veste rouge, la chaîne au pied, la fatigue, le cachot, le lit de camp, toutes ces horreurs connues ! À son âge, après avoir été ce qu'il était ! Si encore il était jeune ! Mais, vieux, être tutoyé par le premier venu, être fouillé par le garde-chiourme, recevoir le coup de bâton de l'argousin ! avoir les pieds nus dans des souliers ferrés ! tendre matin et soir sa jambe au marteau du rondier qui visite la manille ! subir la curiosité des étrangers auxquels on dirait : Celui-là, c'est le fameux Jean Valjean, qui a été maire à Montreuil-sur-mer ! Le soir, ruisselant de sueur, accablé de lassitude, le bonnet vert sur les yeux, remonter deux à deux, sous le fouet du sergent, l'escalier-échelle du bagne flottant ! Oh ! quelle misère ! La destinée peut-elle donc être méchante comme un être intelligent et devenir monstrueuse comme le cœur humain !
Et, quoi qu'il fît, il retombait toujours sur ce poignant dilemme qui était au fond de sa rêverie : - rester dans le paradis, et y devenir démon ! rentrer dans l'enfer, et y devenir ange !
Que faire, grand Dieu ! que faire ?
La tourmente dont il était sorti avec tant de peine se déchaîna de nouveau en lui. Ses idées recommencèrent à se mêler. Elles prirent ce je ne sais quoi de stupéfié et de machinal qui est propre au désespoir. Le nom de Romainville lui revenait sans cesse à l'esprit avec deux vers d'une chanson qu'il avait entendue autrefois. Il songeait que Romainville est un petit bois près Paris où les jeunes gens amoureux vont cueillir des lilas au mois d'avril.
Il chancelait au dehors comme au dedans. Il marchait comme un petit enfant qu'on laisse aller seul.
À de certains moments, luttant contre sa lassitude, il faisait effort pour ressaisir son intelligence. Il tâchait de se poser une dernière fois, et définitivement, le problème sur lequel il était en quelque sorte tombé d'épuisement. Faut-il se dénoncer ! Faut-il se taire ? - Il ne réussissait à rien voir de distinct. Les vagues aspects de tous les raisonnements ébauchés par sa rêverie tremblaient et se dissipaient l'un après l'autre en fumée. Seulement il sentait que, à quelque parti qu'il s'arrêtât, nécessairement, et sans qu'il fût possible d'y échapper, quelque chose de lui allait mourir ; qu'il entrait dans un sépulcre à droite comme à gauche ; qu'il accomplissait une agonie, l'agonie de son bonheur ou l'agonie de sa vertu.
Hélas ! toutes ses irrésolutions l'avaient repris. Il n'était pas plus avancé qu'au commencement.
Victor Hugo, Les Misérables, I, VII, 3, 1862.
Un jeune américain, écrivain débutant, se lie d'amitié avec Nathan Landau et sa petite amie Sophie, qui a survécu à un camp de concentration. Elle raconte au jeune homme son arrivée au camp avec ses deux enfants, sa fille Eva et son petit garçon. À l'entrée du camp, un médecin officier effectuait une rapide sélection, qui déterminait la vie ou la mort des prisonniers.
Le médecin vacillait légèrement sur ses jambes. Se penchant un instant vers un de ses sbires armé d'une planche-écritoire, il lui murmura quelque chose, tout en se récurant avec application les narines. Eva, qui s'appuyait de tout son poids contre la jambe de Sophie, se mit à pleurer. [...]
Il se tourna vers elle, se déplaçant avec l'automatisme saccadé d'un ivrogne.
Sophie, une ineptie sur le bout de la langue et étranglée par la peur, se préparait à risquer une réponse quand le médecin la devança :
- Tu peux garder un de tes enfants.
- Bitte ? fit Sophie.
- Tu peux garder un de tes enfants, répéta-t-il. L'autre devra s'en aller. Lequel veux-tu garder ?
- Vous voulez dire qu'il faut que je choisisse ?
- Tu es une Polonaise, pas une youpine. Ça te donne un privilège - un choix.
Son processus mental se ralentit, s'arrêta. Souda elle sentit ses jambes flageoler.
- Je ne peux pas choisir ! Je ne peux pas choisir, se mit-elle à hurler. - Oh, comme elle se souvenait encore de ses cris ! Jamais anges torturés ne hurlèrent plus fort dans le vacarme de l'enfer - Ich kann nicht wählen ! hurla-t-elle.
Le médecin prit conscience qu'ils attiraient inutilement l'attention :
- Ta gueule ! commanda-t-il. Allons vite, choisis, choisis, nom de Dieu, sinon je les expédie tous les deux. Vite !
Elle ne pouvait croire que tout cela fût réel. Elle ne pouvait croire qu'elle était maintenant à genoux sur le béton rugueux qui lui mordait la peau, serrant à les étouffer ses enfants contre elle, si fort qu'il lui semblait que malgré l'épaisseur de leurs vêtements sa chair allait se greffer à la leur. Une incrédulité absolue, démente, l'accablait. Une incrédulité qui se reflétait dans les yeux du jeune Rottenführer hâve et livide, l'assistant du docteur, vers qui elle se surprit inexplicablement à lever un regard de prière. Il paraissait hébété et, les yeux écarquillés, il la contemplait à son tour d'un regard perplexe, comme pour dire : moi non plus je ne comprends pas. ,
- Ne me forcez pas à choisir, s'entendit-elle plaider dans un murmure, je ne peux pas choisir.
- Dans ce cas, envoyez-les là-bas tous les deux; dit le docteur à son assistant, nach links.
- Maman !
Elle perçut le cri ténu mais déchirant d'Eva à l'instant où, repoussant l'enfant, elle se relevait en titubant gauchement.
- Prenez la petite ! lança-t-elle. Prenez ma petite fille ! Ce fut alors que l'assistant - avec une douceur pleine de compassion que Sophie devait s'efforcer en vain d'oublier - tira Eva par la main et l'emmena rejoindre la légion des damnés en attente. Sophie devait conserver à jamais l'image floue de l'enfant qui s'obstinait à regarder en arrière, implorante. Mais presque totalement aveuglée maintenant par un flot de larmes épaisses et salées, il lui fut épargné de distinguer nettement l'expression d'Eva, et elle en remercia le ciel. Car tout au fond de son cœur, et avec une sincérité absolue, elle savait que jamais elle n'aurait été capable de l'endurer, poussée qu'elle était au bord de la folie par son ultime vision de la petite silhouette qui déjà disparaissait au loin.
William Styron, Le Choix de Sophie, coll. Folio, éd. Galimard, 1979.
I. Cet extrait dramatique est particulièrement émouvant et riche en émotions
Le narrateur nous fait entrer dans l'intériorité du personnage |
La scène est racontée selon un point de vue ... Le narrateur guide le lecteur tout au long de l'extrait. |
... : Il y eut un moment où il considéra l'avenir. Se dénoncer, grand Dieu ! se livrer ! Il envisagea... Le narrateur lui-même semble ému et paraît exprimer son empathie pour son personnage : "Hélas !" |
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... |
... |
... "une égale épouvante", "un immense désespoir", "au désespoir" ... : "Quelle fatalité !", "grand Dieu !"... |
On perçoit nettement la confusion des idées et des sentiments du personnages |
Jean Valjean paraît être un pilote aveuglé par la tempête. |
... : "La tourmente... se déchaîna de nouveau en lui." ... : "Ses idées recommencèrent à se mêler", "Il ne réussissait à rien voir de distinct", ""Les vagues aspects de tous les raisonnements... tremblaient et se dissipaient l'un après l'autre en fumée", "toutes ses irrésolutions". |
II. Le personnage est confronté à un terrible dilemme
Si Jean Valjean choisissait de se livrer, il devrait perdre tout ce qu'il a gagné depuis des années |
Renoncement au confort matériel mais pas seulement : ... |
Accumulation : "cette existence si bonne, si pure, si radieuse, à ce respect de tous, à l'honneur, à la liberté !" ... : "Il n'irait plus..., il n'entendrait plus..., il ne ferait plus... Il ne sentirait plus... Il ne lirait plus... il n'écrirait plus ... Sa vieille portière, la seule servante qu'il eût, ne lui monterait plus son café le matin..." |
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Et il retrouverait une vie affreuse qu'il connaît bien |
... |
Accumulation : "la chiourme, le carcan, la veste rouge, la chaîne au pied, la fatigue, le cachot, le lit de camp" Accumulation ... : "être tutoyé par le premier venu, être fouillé par le garde-chiourme, recevoir le coup de bâton de l'argousin ! avoir les pieds nus dans des souliers ferrés ! tendre matin et soir sa jambe au marteau du rondier qui visite la manille ! subir la curiosité des étrangers..." |
Quoi qu'il choisisse, sa vie ne sera plus la même |
... |
... : "tout ce qu'il faudrait quitter, tout ce qu'il faudrait reprendre", "Faut-il se dénoncer ! Faut-il se taire ?" Parallélisme + opposition + opposition : "rester dans le paradis, et y devenir démon ! rentrer dans l'enfer, et y devenir ange !" ... : "Les deux idées qui le conseillaient lui paraissaient aussi funestes l'une que l'autre", "quelque chose de lui allait mourir ; qu'il entrait dans un sépulcre à droite comme à gauche ; qu'il accomplissait une agonie, l'agonie de son bonheur ou l'agonie de sa vertu." |
Comparez les deux extraits suivants.
Commentez l'extrait de La Peste.
Albert Camus écrit : "il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser". Êtes-vous d'accord ?
Une épidémie de peste sévit à Oran, en Algérie, dans les années quarante. La ville est mise en quarantaine, et les habitants s'organisent pour tenter de lutter contre la maladie. Parmi eux, le docteur Rieux, qui s'efforce de limiter le nombre de décès. Après des mois de lutte, l'épidémie de peste décroît, puis s'éteint. Le passage suivant est la fin du roman.
Rieux montait déjà l'escalier. Le grand ciel froid scintillait au-dessus des maisons et, près des collines, les étoiles durcissaient comme des silex. Cette nuit n'était pas si différente de celle où Tarrou et lui étaient venus sur cette terrasse pour oublier la peste. La mer était plus bruyante qu'alors, au pied des falaises. L'air était immobile et léger, délesté des souffles salés qu'apportait le vent tiède de l'automne. La rumeur de la ville, cependant, battait toujours le pied des terrasses avec un bruit de vagues. Mais cette nuit était celle de la délivrance, et non de la révolte. Au loin, un noir rougeoiment indiquait l'emplacement des boulevards et des places illuminés. Dans la nuit maintenant libérée, le désir devenait sans entraves et c'était son grondement qui parvenait jusqu'à Rieux.
Du port obscur montèrent les premières fusées des réjouissances officielles. La ville les salua par une longue et sourde exclamation. Cottard, Tarrou, ceux et celle que Rieux avait aimés et perdus, tous, morts ou coupables, étaient oubliés. Le vieux avait raison, les hommes étaient toujours les mêmes. Mais c'était leur force et leur innocence et c'est ici que, par-dessus toute douleur, Rieux sentait qu'il les rejoignait. Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu'au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s'élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s'achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l'injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu'on apprend au milieu des fléaux, qu'il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.
Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu'il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d'admettre les fléaux, s'efforcent cependant d'être des médecins.
Écoutant, en effet, les cris d'allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.
Albert Camus, La Peste, éd. Gallimard, 1947.
Dans cet essai, Albert Camus tente de définir la révolte et les formes qu'elle peut prendre, aussi bien en politique qu'en littérature. Le passage suivant est le début de l'essai.
Qu'est-ce qu'un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce "non" ?
Il signifie, par exemple, "les choses ont trop duré", "jusque-là oui, au-delà non", "vous allez trop loin", et encore "il y a une limite que vous ne dépasserez pas". En somme, ce non affirme l'existence d'une frontière. On retrouve la même idée de la limite dans ce sentiment du révolté que l'autre "exagère", qu'il étend son droit au-delà de la frontière à partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite. Ainsi, le mouvement de révolte s'appuie, en même temps, sur le refus catégorique d'une intrusion jugée intolérable et sur la certitude confuse d'un bon droit, plus exactement l'impression, chez le révolté, qu'il est "en droit de...". La révolte ne va pas sans le sentiment d'avoir soi-même, en quelque façon, et quelque part, raison. C'est en cela que l'esclave révolté dit à la fois oui et non. Il affirme, en même temps que la frontière, tout ce qu'il soupçonne et veut préserver en deçà de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu'il y a en lui quelque chose qui "vaut la peine de...", qui demande qu'on y prenne garde. D'une certaine manière, il oppose à l'ordre qui l'opprime une sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu'il peut admettre.
En même temps que la répulsion à l'égard de l'intrus, il y a dans toute révolte une adhésion entière et instantanée de l'homme à une certaine part de lui-même. Il fait donc intervenir implicitement un jugement de valeur, et si peu gratuit, qu'il le maintient au milieu des périls. Jusque-là, il se taisait au moins, abandonné à ce désespoir où une condition, même si on la juge injuste, est acceptée. Se taire, c'est laisser croire qu'on ne juge et ne désire rien, et, dans certains cas, c'est ne désirer tout, en général, et rien, ne particulier. Le silence le traduit bien. Mais à partir du moment où il parle, même en disant non, il désire et juge. Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face. Il oppose ce qui est préférable à ce qui ne l'est pas. Toute valeur n'entraîne pas la révolte, mais tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur. S'agit-il au moins d'une valeur ?
Si confusément que ce soit, une prise de conscience naît du mouvement de révolte : la perception, soudain éclatante, qu'il y a dans l'homme quelque chose à quoi l'homme peut s'identifier, fût-ce pour un temps. [...]
Ce qui était d'abord une résistance irréductible de l'homme devient l'homme tout entier qui s'identifie à elle et s'y résume. Cette part de lui-même qu'il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du reste et la proclame préférable à tout, même à la vie. Elle devient pour lui le bien suprême. Installé auparavant dans un compromis, l'esclave se jette d'un coup ("puisque c'est ainsi...") dans le Tout ou Rien. La conscience vient au jour avec la révolte.Mais on voit qu'elle est conscience, en même temps, d'un tout, encore assez obscur, et d'un "rien" qui annonce la possibilité de sacrifice de l'homme à ce tout. Le révolté veut être tout, s'identifier totalement à ce bien dont il a soudain pris conscience et dont il veut qu'il soit, dans sa personne, reconnu et salué- ou rien, c'est-à-dire se trouver définitivement déchu par la force qui le domine. A la limite, il accepte la déchéance dernière qui est la mort, s'il doit être privé de cette consécration exclusive qu'il appellera, par exemple, sa liberté. Plutôt mourir debout que de vivre à genoux.
Abert Camus, L'Homme révolté, éd. Gallimard, 1951.
Au terme de son enquête, l'officier de police rédige son rapport dans lequel il explique sa thèse sur la disparition du célèbre docteur Jekyll. Il ne croit en effet pas un mot des lettres découvertes près du corps de l'étrange Mr. Hyde.
Pour appuyer son propos, il joint à son rapport les photographies et/ou les plans des lieux, les photographies des pièces à conviction, plusieurs dépositions de témoins importants, et certains documents trouvés pendant l'enquête.
Votre dossier devra être parfaitement convaincant et cohérent par rapport au livre.