La jeune fille sans mains

Séance 01

La jeune fille, le diable et le moulin

Lecture

1. Comparez le conte et son adaptation théâtrale. Comment, en particulier, la jeune fille est-elle représentée ?

2. Que mettent en valeur les différentes affiches ?

3. Observez la bande-annonce du film. Comment le dessinateur a-t-il choisi d'animer ses personnages ?

Pistes

Document A

Un meunier était peu à peu tombé dans la misère et il n'avait plus rien que son moulin avec, derrière, un grand pommier. Un jour qu'il avait été chercher du bois dans la forêt, un vieil homme qu'il n'avait encore jamais vu s'approcha de lui et lui dit :

- Pourquoi t'échines-tu à casser du bois ? Je peux te rendre riche si tu me promets ce qui se trouve derrière ton moulin.

- Qu'est-ce que cela pourrait être sinon mon pommier ? pensa t-il.

Il accepta et s'engagea par écrit. Mais l'inconnu éclata d'un rire sarcastique et dit :

- Dans trois ans, je viendrai chercher ce qui m'appartient.

Et il s'en fut.

Quand le meunier rentra chez lui, sa femme vint à sa rencontre et lui dit :

- Dis-moi, meunier, d'où vient cette richesse soudaine dans notre maison ? Tout d'un coup toutes les caisses et les armoires sont pleines, personne n'a rien apporté et je ne sais pas comment cela s'est produit.

Il répondit :

- Cela vient d'un inconnu que j'ai rencontré dans la forêt et qui m'a promis de grands trésors; en échange je me suis engagé par écrit à lui donner ce qui se trouve derrière le moulin : nous pouvons bien sacrifier pour cela notre grand pommier.

- Ah mon pauvre homme, dit la femme épouvantée, c'était le diable, il ne parlait pas du pommier, mais de notre fille, qui était derrière le moulin et balayait la cour.

La fille du meunier élait belle et pieuse, elle vécut ces trois ans pieusement et sans pêchés. Quand le temps fut révolu et que le jour vint où le diable voulut la prendre, elle se lava soigneusement et traça autour d'elle un cercle de craie. Le diable se montra de bonne heure, mais il ne put pas l'approcher. Furieux, il dit au meunier :

- Ôte-lui toute eau afin qu'elle ne puisse plus se laver, sans quoi je suis sans pouvoir sur elle.

Le meunier eut peur et obéit. Le lendemain le diable revint, mais elle avait pleuré sur ses mains et elles étaient parfaitement propres. Alors une fois de plus il ne put l'approcher et dit plein de colère au meunier :

- Coupe-lui les mains sinon elle m'échappe.

Le meunier fut épouvanté et répondit :

- Comment pourrais-je couper les mains de ma propre fille !

Alors le malin le menaça et dit :

-Si tu ne le fais pas, tu es à moi et c'est toi que je prendrai.

Le père prit peur et promit d'obéir. Il alla trouver sa fille et lui dit :

- Mon enfant, si je ne te coupe pas les deux mains, le diable m'emportera, et dans ma peur je lui ai promis. Aide-moi donc dans ma détresse et pardonne-moi le mal que je te fais.

Elle répondit :

- Cher père, faites de moi ce que vous voulez, je suis votre enfant.

Puis elle tendit ses deux mains et se les laissa couper. Le diable vint pour la troisième fois, mais elle avait tant pleuré sur ses moignons qu'ils étaient encore parfaitement propres. Alors, il dut s'avouer vaincu et perdit tout droit sur elle.

Le meunier lui dit :

- J'ai gagné une si grande richesse grâce à toi que je veux t'entretenir sur un grand pied ta vie durant. Mais elle répondit :

- Je ne peux pas rester ici ; je vais m'en aller; des gens compatissants me donneront bien ce dont j'ai besoin.

Puis elle se fit attacher ses bras mutilés derrière le dos et au lever du jour, elle se mit en route et chemina jusqu'à la nuit.

Jacob et Wilhelm Grimm, "La Jeune fille sans mains", Contes choisis, éd. Gallimard, coll. Folio classique, 2000.

Document B

Scène 1

Au cœur de la forêt. On entend les oiseaux.

Le Père

Je ne suis jamais venu ici. Pourtant je croyais bien connaître cette forêt si profonde, si obscure que mes paupières s'alourdissent. Je sens une grande fatigue. Je vais me reposer un peu. La tête sur cette pierre sèche. Je ne dors pas. Je ferme simplement les yeux. Il s'éloigne, le fracas de ma vie. La nuit tombe sur moi. Je ne dors pas, je ferme simplement les yeux.

(Les oiseaux se taisent.)

Le silence ! Ce silence m'a réveillé.

(Le Diable apparaît dans son dos.)

Qui est là ? Qui est là, dans mon dos ?

(Il se retourne, mais le Diable tourne avec lui.)

Non, personne.

Le diable

Je suis là.

Le Père

Qui a parlé ?

Le diable

Ici.

Le Père se retourne, le Diable aussi.

Le Père

Où ?

Le diable

Toujours derrière toi.

Le Père

Qui êtes-vous ?

Le diable

On m'a donné bien des noms.

Bruit d'orage.

Poids de rien.

Roi de ruse.

Mord la foi.

Œil de trou.

Avale qui pue.

Mais aujourd'hui,

"Celui qui est toujours derrière toi".

Le Père

Toujours derrière moi et chaque fois que je me retourne.

Le diable

C'est un jeu.

Le Père

Ça ne m'amuse pas.

Le diable

Alors prends ce petit miroir et regarde par-dessus ton épaule.

Le Père

Vous n'êtes pas très beau.

Le Diable change de visage.

Le diable

Tu préfères ce visage ?

Le Père

Visage de crampe.

Le diable

Encore un nom qui me va bien. (Le Diable change encore de visage.)

Et celui-là ?

Le Père

Crampe de visage.

Le diable

Homme qui rit de tout.

Le Père

Il le faut bien.

Le diable

Il le faut bien, tu dis cela avec tristesse.

Le Père

Ma vie est dure.

Le diable

Tu es pauvre ?

Le Père

Aussi pauvre que cette pierre qui m'a servi d'oreiller.

Le diable

La pierre n'est pas malheureuse.

Le Père

Qu'en savez-vous ?

Le diable

On n'entend pas sa plainte.

Le Père

Qu'en savez-vous ?

Le diable

Crois-tu que l'argent console ?

Le Père

Je le crois.

Le diable

L'argent ne consolerait pas cette pierre.

Le Père

Alors, cette pierre est idiote.

Le diable

Je peux te rendre riche.

Le Père

Je n'ai rien à donner en échange, je ne sais pas chanter, et je ne suis drôle que malgré moi.

Le diable

Je ne veux qu'une chose.

Le Père

Laquelle ?

Le diable

Ce qu'il y a derrière ton moulin.

Le Père

Qu'y a-t-il derrière mon moulin ? Mon vieux pommier ?

Le diable

Tu seras riche si tu jures de me donner, dans trois ans, ce qu'il y a derrière ton moulin.

Le Père

Cela vaut peut-être la peine de sacrifier mon vieux pommier. Pourtant, quelque chose me retient.

Le diable

Je te laisse le temps de réfléchir. (Un temps.) Alors ?

Le Père

J'accepte.

Le diable

Pour signer le pacte, cligne des yeux.

Le Père

J'hésite encore.

Le diable

J'attends. Un temps. (Le Père cligne des yeux.) Tu as cligné !

Le Père

Malgré moi !

Le diable

Malgré toi ?

Le Père

Je ne sais pas, trop tard, c'est fait.

Le diable

Oui.

Le Père

Où êtes-vous ? Il a disparu. Il faut rentrer, la forêt est froide.

Scène 2

De retour au moulin.

La mère

Comment cela est-il arrivé ?

Le Père

Tu ne me croirais pas.

La mère

Nous sommes riches à ne savoir qu'en faire. Faut-il dormir dans un autre lit ? Porter d'autres manteaux ? Manger sur une autre table ? Les gens riches mangent-ils du poisson tous les jours ? La tête me tourne. Ton absence et l'or, je n'ai pas dormi. J'ai peur que tout disparaisse comme c'est apparu. Tu la connais, l'histoire ? "Dieu a donné, Dieu a repris". Comment cela est-il arrivé ?

Le Père

Tu ne me croirais pas.

La mère

Ecoute, ta fille chante. Elle ne sait rien.

La jeune fille

Toute chose est à sa place

sous les grandes ailes de mon moulin


Le blanc du drap,

le froid de l'eau

mon cœur de fille.


Toute chose est à sa place

sous les grandes ailes de mon moulin.


Mes parents dans leur âge,

le vent sur les rouages,

ma chanson.


Toute chose est à sa place,

sous les grandes ailes de mon moulin.


Le pays au printemps,

le mort en son jardin,

mon avenir sur ton visage.

La mère

Comment cela est-il arrivé ?

Le Père

J'ai rencontré un homme dans la forêt, il m'a fait jurer de lui donner dans trois ans ce qu'il y a derrière mon moulin et, en échange, nous voilà riches. J'ai dit : "Qu'y a-t-il derrière mon moulin à part ce vieux pommier ?" Et j'ai cligné des yeux.

La mère

Malheureux ! Cet homme, c'était le diable ! Et c'est notre fille qui était derrière le moulin. Elle étendait ce drap à l'heure de ton pacte. Le drap flotte encore.

Olivier Py, La jeune fille, le diable et le moulin, 1995, éd. l'École des loisirs, Paris.

Document C

Séance 02

La jeune fille sans mains

Oral

Qu'est-ce que vous avez pensé du film ?

Observation

Observez la fin de la fuite de la jeune femme (de 23'30 à 26'10).

1. Comment les fruits sont-ils présentés ?

2. Quel genre de personnage est la déesse de l'eau ?

3. Quelle image de la jeune femme est donnée dans cet extrait ?

Pistes

Recherche

1. Quelles sont les grandes étapes de l'histoire du Meunier ?

2. Que représente l'eau dans le film ? Que représente l'or ?

3. Quel itinéraire suit la jeune fille au cours du film ?

4. Comment le corps de la jeune fille est-il représenté ?

Prolongement

Selon vous, quelle morale peut-on lire dans ce film ?

Séance 03

La main sans jeune homme

Observation

Observez le film J'ai perdu mon corps (2019) de 2'30 à 5'42.

1. Quel est le point de vue adopté dans cet extrait ? Qui voit ?

2. Comment la main se déplace-t-elle ?

3. Quels dangers la menace ?

4. À quel genre de film a-t-on affaire ?

Séance 04

La Main

Lecture

1. Quels sont les différents crimes commis dans cette histoire ?

2. Remettez les principaux épisodes dans l'ordre chronologique.

3. Todorov écrit : "Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s'expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l'événement doit opter pour l'une des deux solutions possibles : ou bien il s'agit d'une illusion des sens, d'un produit de l'imagination et les lois du monde restent alors ce qu'elles sont ; ou bien l'événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. [...] Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu'on choisit l'une ou l'autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l'étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c'est l'hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel." (Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, éd. du Seuil, 1970).

Selon vous, cette définition correspond-elle à la nouvelle ?

On faisait cercle autour de M. Bermutier, juge d'instruction, qui donnait son avis sur l'affaire mystérieuse de Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexplicable crime affolait Paris. Personne n'y comprenait rien.

M. Bermutier, debout, le dos à la cheminée, parlait, assemblait les preuves, discutait les diverses opinions, mais ne concluait pas.

Plusieurs femmes s'étaient levées pour s'approcher et demeuraient debout, l'œil fixé sur la bouche rasée du magistrat d'où sortaient les paroles graves. Elles frissonnaient, vibraient, crispées par leur peur curieuse, par l'avide et insatiable besoin d'épouvante qui hante leur âme, les torture comme une faim.

Une d'elles, plus pâle que les autres, prononça pendant un silence :

- C'est affreux. Cela touche au "surnaturel". On ne saura jamais rien.

Le magistrat se tourna vers elle :

- Oui, madame, il est probable qu'on ne saura jamais rien. Quant au mot surnaturel que vous venez d'employer, il n'a rien à faire ici. Nous sommes en présence d'un crime fort habilement conçu, fort habilement exécuté, si bien enveloppé de mystère que nous ne pouvons le dégager des circonstances impénétrables qui l'entourent. Mais j'ai eu, moi, autrefois, à suivre une affaire où vraiment semblait se mêler quelque chose de fantastique. Il a fallu l'abandonner d'ailleurs, faute de moyens de l'éclaircir.

Plusieurs femmes prononcèrent en même temps, si vite que leurs voix n'en firent qu'une :

- Oh ! dites-nous cela.

M. Bermutier sourit gravement, comme doit sourire un juge d'instruction. Il reprit :

- N'allez pas croire, au moins, que j'aie pu, même un instant, supposer en cette aventure quelque chose de surhumain. Je ne crois qu'aux causes normales. Mais si, au lieu d'employer le mot "surnaturel" pour exprimer ce que nous ne comprenons pas, nous nous servions simplement du mot "inexplicable", cela vaudrait beaucoup mieux. En tout cas, dans l'affaire que je vais vous dire, ce sont surtout les circonstances environnantes, les circonstances préparatoires qui m'ont ému. Enfin, voici les faits :

J'étais alors juge d'instruction à Ajaccio, une petite ville blanche, couchée au bord d'un admirable golfe qu'entourent partout de hautes montagnes.

Ce que j'avais surtout à poursuivre là-bas, c'étaient les affaires de vendetta. Il y en a de superbes, de dramatiques au possible, de féroces, d'héroïques. Nous retrouvons là les plus beaux sujets de vengeance qu'on puisse rêver, les haines séculaires, apaisées un moment, jamais éteintes, les ruses abominables, les assassinats devenant des massacres et presque des actions glorieuses. Depuis deux ans, je n'entendais parler que du prix du sang, que de ce terrible préjugé corse qui force à venger toute injure sur la personne qui l'a faite, sur ses descendants et ses proches. J'avais vu égorger des vieillards, des enfants, des cousins, j'avais la tête pleine de ces histoires.

Or, j'appris un jour qu'un Anglais venait de louer pour plusieurs années une petite villa au fond du golfe. Il avait amené avec lui un domestique français, pris à Marseille en passant.

Bientôt tout le monde s'occupa de ce personnage singulier, qui vivait seul dans sa demeure, ne sortant que pour chasser et pour pêcher. Il ne parlait à personne, ne venait jamais à la ville, et, chaque matin, s'exerçait pendant une heure ou deux, à tirer au pistolet et à la carabine.

Des légendes se firent autour de lui. On prétendit que c'était un haut personnage fuyant sa patrie pour des raisons politiques ; puis on affirma qu'il se cachait après avoir commis un crime épouvantable. On citait même des circonstances particulièrement horribles.

Je voulus, en ma qualité de juge d'instruction, prendre quelques renseignements sur cet homme ; mais il me fut impossible de rien apprendre. Il se faisait appeler sir John Rowell.

Je me contentai donc de le surveiller de près ; mais on ne me signalait, en réalité, rien de suspect à son égard.

Cependant, comme les rumeurs sur son compte continuaient, grossissaient, devenaient générales, je résolus d'essayer de voir moi-même cet étranger, et je me mis à chasser régulièrement dans les environs de sa propriété.

J'attendis longtemps une occasion. Elle se présenta enfin sous la forme d'une perdrix que je tirai et que je tuai devant le nez de l'Anglais. Mon chien me la rapporta ; mais, prenant aussitôt le gibier, j'allai m'excuser de mon inconvenance et prier sir John Rowell d'accepter l'oiseau mort.

C'était un grand homme à cheveux rouges, à barbe rouge, très haut, très large, une sorte d'hercule placide et poli. Il n'avait rien de la raideur dite britannique et il me remercia vivement de ma délicatesse en un français accentué d'outre-Manche. Au bout d'un mois, nous avions causé ensemble cinq ou six fois.

Un soir enfin, comme je passais devant sa porte, je l'aperçus qui fumait sa pipe, à cheval sur une chaise, dans son jardin. Je le saluai, et il m'invita à entrer pour boire un verre de bière. Je ne me le fis pas répéter.

Il me reçut avec toute la méticuleuse courtoisie anglaise, parla avec éloge de la France, de la Corse, déclara qu'il aimait beaucoup cette pays, et cette rivage.

Alors je lui posai, avec de grandes précautions et sous la forme d'un intérêt très vif, quelques questions sur sa vie, sur ses projets. Il répondit sans embarras, me raconta qu'il avait beaucoup voyagé, en Afrique, dans les Indes, en Amérique. Il ajouta en riant :

- J'avé eu bôcoup d'aventures, oh ! yes.

Puis je me remis à parler chasse, et il me donna des détails les plus curieux sur la chasse à l'hippopotame, au tigre, à l'éléphant et même la chasse au gorille.

Je dis :

- Tous ces animaux sont redoutables.

Il sourit :

- Oh ! nô, le plus mauvais c'été l'homme.

Il se mit à rire tout à fait, d'un bon rire de gros Anglais content :

- J'avé beaucoup chassé l'homme aussi.

Puis il parla d'armes, et il m'offrit d'entrer chez lui pour me montrer des fusils de divers systèmes.

Son salon était tendu de noir, de soie noire brodée d'or. De grandes fleurs jaunes couraient sur l'étoffe sombre, brillaient comme du feu.

Il annonça :

- C'été une drap japonaise.

Mais, au milieu du plus large panneau, une chose étrange me tira l'œil. Sur un carré de velours rouge, un objet noir se détachait. Je m'approchai : c'était une main, une main d'homme. Non pas une main de squelette, blanche et propre, mais une main noire desséchée, avec les ongles jaunes, les muscles à nu et des traces de sang ancien, de sang pareil à une crasse, sur les os coupés net, comme d'un coup de hache, vers le milieu de l'avant-bras.

Autour du poignet, une énorme chaîne de fer, rivée, soudée à ce membre mal propre, l'attachait au mur par un anneau assez fort pour tenir un éléphant en laisse.

Je demandai :

- Qu'est-ce que cela ?

L'Anglais répondit tranquillement :

- C'été ma meilleur ennemi. Il vené d'Amérique. Il avé été fendu avec le sabre et arraché la peau avec une caillou coupante, et séché dans le soleil pendant huit jours. Aoh, très bonne pour moi, cette.

Je touchai ce débris humain qui avait dû appartenir à un colosse. Les doigts, démesurément longs, étaient attachés par des tendons énormes que retenaient des lanières de peau par places. Cette main était affreuse à voir, écorchée ainsi, elle faisait penser naturellement à quelque vengeance de sauvage.

Je dis :

- Cet homme devait être très fort.

L'Anglais prononça avec douceur :

- Aoh yes ; mais je été plus fort que lui. J'avé mis cette chaîne pour le tenir.

Je crus qu'il plaisantait. Je dis :

- Cette chaîne maintenant est bien inutile, la main ne se sauvera pas.

Sir John Rowell reprit gravement :

- Elle voulé toujours s'en aller. Cette chaîne été nécessaire.

D'un coup d'œil rapide j'interrogeai son visage, me demandant :

- Est-ce un fou, ou un mauvais plaisant ?

Mais la figure demeurait impénétrable, tranquille et bienveillante. Je parlai d'autre chose et j'admirai les fusils.

Je remarquai cependant que trois revolvers chargés étaient posés sur les meubles, comme si cet homme eût vécu dans la crainte constante d'une attaque.

Je revins plusieurs fois chez lui. Puis je n'y allai plus. On s'était accoutumé à sa présence ; il était devenu indifférent à tous.

Une année entière s'écoula. Or un matin, vers la fin de novembre, mon domestique me réveilla en m'annonçant que sir John Rowell avait été assassiné dans la nuit.

Une demi-heure plus tard, je pénétrais dans la maison de l'Anglais avec le commissaire central et le capitaine de gendarmerie. Le valet, éperdu et désespéré pleurait devant la porte. Je soupçonnai d'abord cet homme, mais il était innocent.

On ne put jamais trouver le coupable.

En entrant dans le salon de sir John, j'aperçus du premier coup d'œil le cadavre étendu sur le dos, au milieu de la pièce.

Le gilet était déchiré, une manche arrachée pendait, tout annonçait qu'une lutte terrible avait eu lieu.

L'Anglais était mort étranglé ! Sa figure noire et gonflée, effrayante, semblait exprimer une épouvante abominable ; il tenait entre ses dents serrées quelque chose ; et le cou, percé de cinq trous qu'on aurait dits faits avec des pointes de fer, était couvert de sang.

Un médecin nous rejoignit. Il examina longtemps les traces des doigts dans la chair et prononça ces étranges paroles :

- On dirait qu'il a été étranglé par un squelette.

Un frisson me passa dans le dos, et je jetai les yeux sur le mur, à la place où j'avais vu jadis l'horrible main d'écorché. Elle n'y était plus. La chaîne, brisée, pendait.

Alors je me baissai vers le mort, et je trouvai dans sa bouche crispée un des doigts de cette main disparue, coupé ou plutôt scié par les dents juste à la deuxième phalange.

Puis on procéda aux constatations. On ne découvrit rien. Aucune porte n'avait été forcée, aucune fenêtre, aucun meuble. Les deux chiens de garde ne s'étaient pas réveillés.

Voici, en quelques mots, la déposition du domestique :

Depuis un mois, son maître semblait agité. Il avait reçu beaucoup de lettres, brûlées à mesure.

Souvent, prenant une cravache, dans une colère qui semblait de la démence, il avait frappé avec fureur cette main séchée, scellée au mur et enlevée, on ne sait comment, à l'heure même du crime.

Il se couchait fort tard et s'enfermait avec soin. Il avait toujours des armes à portée du bras. Souvent, la nuit, il parlait haut, comme s'il se fût querellé avec quelqu'un.

Cette nuit-là, par hasard, il n'avait fait aucun bruit, et c'est seulement en venant ouvrir les fenêtres que le serviteur avait trouvé sir John assassiné. Il ne soupçonnait personne.

Je communiquai ce que je savais du mort aux magistrats et aux officiers de la force publique, et on fit dans toute l'île une enquête minutieuse. On ne découvrit rien.

Or, une nuit, trois mois après le crime, j'eus un affreux cauchemar. Il me sembla que je voyais la main, l'horrible main, courir comme un scorpion ou comme une araignée le long de mes rideaux et de mes murs. Trois fois, je me réveillai, trois fois je me rendormis, trois fois je revis le hideux débris galoper autour de ma chambre en remuant les doigts comme des pattes.

Le lendemain, on me l'apporta, trouvé dans le cimetière, sur la tombe de sir John Rowell, enterré là ; car on n'avait pu découvrir sa famille. L'index manquait.

Voilà, mesdames, mon histoire. Je ne sais rien de plus.

Les femmes, éperdues, étaient pâles, frissonnantes. Une d'elles s'écria :

- Mais ce n'est pas un dénouement cela, ni une explication ! Nous n'allons pas dormir si vous ne nous dites pas ce qui s'était passé, selon vous.

Le magistrat sourit avec sévérité :

- Oh ! moi, mesdames, je vais gâter, certes, vos rêves terribles. Je pense tout simplement que le légitime propriétaire de la main n'était pas mort, qu'il est venu la chercher avec celle qui lui restait. Mais je n'ai pu savoir comment il a fait, par exemple. C'est là une sorte de vendetta.

Une des femmes murmura :

- Non, ça ne doit pas être ainsi.

Et le juge d'instruction, souriant toujours, conclut :

- Je vous avais bien dit que mon explication ne vous irait pas.

Guy de Maupassant, La Main, nouvelle publiée dans la revue Le Gaulois le 23 décembre 1883.