Seuls avec tous

Exposés possibles : les hikikomori ; les kodokushi ; le coworking ; les SCOP ; les AMAP ; les films de zombies ; l'architecture carcérale ; le harcèlement ; les confinements.

Séance 01

Seuls avec tous

Oral

Qu'évoquent pour vous ces mots : "Seuls avec tous" ?

Pistes

Quizz

Répondez aux questions ci-contre (ou sur Kahoot).

En 2020, plus de ... de Français se trouvent en situation d'isolement

  • 3 millions
  • 7 millions
  • 11 millions
  • 15 millions

En 2010, ils étaient

  • 1 million
  • 4 millions
  • 9 millions
  • 12 millions

Les plus touchés sont

  • les 18-25 ans
  • les 25-45 ans
  • les 45-60 ans
  • les personnes âgées

Le réseau le plus important pour les français reste

  • les amis
  • la famille
  • les collègues
  • le voisinage

En 2020, ... des Français n'entretiennent de relations qu'avec un seul réseau

  • 11%
  • 22%
  • 33%
  • 44%

Les femmes se sentent plus seules que les hommes

  • vrai
  • faux

Les personnes isolées ont souvent un niveau de vie aisé

  • vrai
  • faux

Les personnes isolées communiquent beaucoup avec les nouvelles technologies

  • vrai
  • faux
Document B

Où souffre-t-on le plus de la solitude : à Stockholm, Vancouver, Shenzhen ou New York ? C'est le quotidien londonien The Guardian qui pose la question six mois après la nomination au gouvernement britannique de Tracey Crouch au poste inédit de "ministre de la Solitude" – une innovation qui a fait sensation.

"La question est intéressante. Malheureusement, nous ne disposons d'aucune donnée qui permettrait de la traiter sérieusement", répond John Cacioppo, neuroscientifique de l'université de Chicago et spécialiste reconnu du sentiment de solitude et de ses conséquences sur la santé.

Prudemment, le scientifique – qui conteste l'idée que le sentiment d'isolement soit particulièrement lié à la vie urbaine – refuse d'esquisser le moindre classement. Pourtant, depuis des années, les enquêtes montrent que de plus en plus de d'habitants des grandes métropoles souffrent d'isolement. Et pas seulement les personnes âgés ou les célibataires.

The Guardian dresse un état de la situation alarmant : "En Australie, les citadins déclarent qu'ils ont moins d'amis qu'il y a vingt ans. Aux États-Unis, une personne sur cinq dit n'avoir qu'un seul ami proche. Au Japon, beaucoup d'habitants sont prêts à payer pour avoir des amis. Rien qu'à Tokyo la principale agence de location d'amis a ouvert huit bureaux. A Vancouver, sur 4 000 personnes interrogées, un tiers ont reconnu qu'elles ont du mal à se faire des amis."

En quelques années, la proportion de personnes qui vivent seules a considérablement augmenté. Aux États-Unis, elles représentent 27 % de la population – et 33 % à New York. En Europe, Stockholm détient le record : 58 % des habitants de la capitale suédoise vivent seuls.

Mais vivre seul n'est pas forcément synonyme de sentiment de solitude, pointent les spécialistes. "L'essentiel n'est pas de savoir si nous vivons seuls, mais si nous nous sentons seuls", explique le sociologue Eric Klinenberg.

Isolement des primo-arrivants, perte des repères culturels, surmenage au travail… les expats figurent au premier rang des populations qui souffrent aujourd'hui de la solitude. Aux Émirats arabes unis – 7,8 millions d'expatriés sur 9,2 millions d'habitants –, le problème fait la une des journaux.

"La solitude : une épidémie mondiale", titre le Khaleej Times. Premier témoignage cité, celui de Nathalie, 38 ans, mère d'une fille de 11 ans. "Ma fille a maintenant un emploi du temps chargé. A l'école, elle a plus d'heures de cours qu'avant et ses soirées sont occupées par ses activités extrascolaires. Elle n'a plus besoin de moi pour l'accompagner aux fêtes d'anniversaire. Je passe de moins en moins de temps avec elle. Mes journées sont vides…"

À l'inverse, les journées de Vikram, 29 ans, sont bien remplies et sa vie sociale apparemment trépidante. Entrepreneur prospère, il est souvent invité. Brunchs, déjeuners, dîners chez des clients ou des amis : son agenda en est rempli. Il fait l'impossible pour honorer la plupart de ses engagements. Pourtant, une fois sur place, il préfère rester dans son coin. "Je ne me sens pas à ma place."

Le quotidien d'Abou Dhabi The National met en garde ses lecteurs : "Les dernières recherches montrent que la solitude et l'isolement peuvent être aussi dangereux pour la santé que le tabagisme ou l'obésité." [...]

Loin d'être une solution, les réseaux sociaux n'ont fait qu'aggraver le problème : Hannah s'est crue obligée d'embellir sa nouvelle vie. "Tenter de sauver les apparences, c'est épuisant. Et savoir que les amis qu'on a laissés au pays, de leur côté, s'amusent bien n'aide pas vraiment." [...]

Attention pourtant aux relations superficielles, insiste Justin Thomas dans The National. Le vieux cliché selon lequel "on peut se sentir seul dans une pièce remplie de gens est littéralement vrai : se sentir isolé au milieu d'une multitude de visages est la pire des solitudes". "Plutôt que de multiplier les rencontres sans lendemain, concentrez-vous sur des relations substantielles", conseille-t-il.

Une recommandation qui rejoint le constat d'Eric Klinenberg dans The Guardian : "C'est la qualité et non la quantité des interactions sociales qui offre la meilleure garantie contre le sentiment de solitude."

Courrier International, Courrier expat, le 29/05/2018.

Séance 02

Les villes modernes

Oral

Selon vous, qu'est-ce qui fait que l'isolement a augmenté entre 2010 et 2020 ?

Synthèse

Comment ces deux documents présentent-ils la vie en ville ?

Pistes

Débat

Selon vous, les villes dans lesquelles nous vivons aujourd'hui aggravent-elles le sentiment de solitude ?

Vous répondrez en vous appuyant sur les oeuvres étudiées en cours et sur votre culture personnelle.

Notes

1. Ribote : Excès de table ou de boisson.

2. Interné : Contraint à résider dans une certaine localité sans permission d'en sortir.

3. Ineffable : impossible à exprimer.

1. "Urbanifié" (néologisme) : habitué à la vie urbaine.

Document A

Elle descendait l'avenue et, comme il commençait à pleuvoir, elle s'engagea sous les arcades du Lido. Elle s'arrêtait devant les vitrines du passage. Une femme, en sortant d'un magasin, la bouscula et, plus loin, elle croisa un homme qui lui sourit. Il fit demi-tour, lui emboita le pas et l'aborda au moment où elle quittait la galerie.

"Vous êtes seule ? Vous voulez prendre un verre avec moi ?"

Elle détourna aussitôt la tête et marcha rapidement vers l'avenue. L'homme voulu la rattraper mais s'arrêta sous le porche du Lido. Elle s'éloignait et il ne la quittait pas des yeux, comme s'il avait fait le pari de la garder à la porter de son regard le plus longtemps possible. Les gens sortaient d'un cinéma, par groupe compacts. Il voyait encore ses cheveux châtains et le dos de son imperméable, et, bientôt, elle se confondit avec les autres.

Elle est entrée chez Sinfonia. À cette heure-là, il y avait beaucoup de clients. elle s'est glissée jusqu'au fond du magasin. Elle a choisi un disque et l'a donné au vendeur pour qu'il lui fasse écouter. Elle a attendu que l'une des cabines soit libre et elle s'est assise en fixant les deux petits écouteurs à ses oreilles. Un silence d'ouate. Elle a oublié l'agitation autour d'elle. Maintenant, elle se laisse envahir par la voix de la chanteuse et elle ferme les yeux. Elle rêve qu'un jour, elle ne marchera plus dans cette foule et dans ce vacarme qui l'étouffent. Un jour, elle parviendra à crever cet écran de bruit et d'indifférence et elle ne sera plus qu'une voix, une voix qui se détache avec netteté, comme celle qu'elle écoute en ce moment.

Patrick Modiano, Une jeunesse, 1981.

Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote1 de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.

Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.

Le poète jouit de cet incomparable privilége, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et si de certaines places paraissent lui êtres fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées.

Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné2 comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente.

Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable3 orgie, à cette sainte prostitution de l'âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe.

Il est bon d'apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu'il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et, au sein de la vaste famille que leur génie s'est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste.

C. Baudelaire, Les Foules, in Petits Poèmes en prose, 1869.

Document A

F. L. Wright, "Falling Waters", la maison sur la cascade, 1936.

Le bonheur du citoyen convenablement "urbanifié1" consiste à s'agglutiner aux autres dans le désordre, abusé qu'il est par la chaleur hypnotique et le contact contraignant de la foule. La violence et la rumeur mécanique de la grande ville agitent sa tête "urbanifiées" - comme le chant des oiseaux, le bruissement du vent dans les arbres, les cris des animaux ou les voix de ceux qu'il aimait remplissaient autrefois son coeur. [...]

Une agitation perpétuelle l'excite, le dérobe à la méditation et à la réflexion plus profondes qui furent autrefois siennes lorsqu'il se vivait et se mouvait sous un ciel pur, dans la verdure dont il était, de naissance, le compagnon.

Il a échangé son commerce originel avec les rivières, les bois, les champs et les animaux, pour l'agitation permanente, la souillure de l'oxyde de carbone et un agrégat de cellules à louer posées sur la dureté d'un sol artificiel. "Paramounts", "Roxies", boîtes de nuit, bars, voilà pour lui l'image de la détente, les ressources de la ville. Il vit dans une cellule, parmi d'autres cellules, soumis à la domination d'un propriétaire qui habite généralement l'étage au-dessus. Propriétaire et locataire sont la vivante apothéose du loyer. Le loyer ! La ville n'est jamais qu'une forme ou une autre de loyer. S'ils ne sont pas encore de parfaits parasites, ses habitants vivent parasitairement.

Ainsi, le citoyen parfaitement "urbanifié", perpétuel esclave de l'instinct grégaire, est soumis à une puissance étrangère, exactement comme le travailleur médiéval était l'esclave d'un roi ou d'un État. Les enfants poussent, parqués par milliers dans des écoles construites et dirigées comme des usines : des écoles qui produisent des troupeaux d'adolescents, comme une machine produit des souliers.

F. L. Wright, The Living city, 1958 (cité dans F. Choay, L'Urbanisme, utopies et réalités, coll. Points, éd. du Seuil, 1965).

Document B

Les moralistes ont, depuis longtemps, observé que les citadins flânent dans les endroits les plus actifs, s'attardent dans les bars et les pâtisseries, boivent des sodas dans les cafétérias ; et cette constatation les afflige. Ils pensent que si les mêmes citadins avaient des logements convenables et disposaient d'espaces verts plus abondants, on ne les trouverait pas dans la rue.

Ce jugement exprime un contresens radical sur la nature des villes. Personne ne peut tenir une maison ouverte dans une grande ville, et personne ne le désire. Mais, que les contacts intéressants, utiles et significatifs entre citadins se réduisent aux relations privées, et la cité se sclérosera. Les villes sont pleines de gens avec lesquels, de votre point de vue ou du mien, un certain type de contact est utile ou agréable ; vous ne voulez pas, pour autant, qu'ils vous encombrent. Eux non plus, d'ailleurs. J'ai indiqué plus haut que le bon fonctionnement de la rue était lié à l'existence, chez les passants, d'un sentiment inconscient de solidarité.

Un mot désigne ce sentiment : la confiance. Dans une rue, la confiance s'établit à travers une série de très nombreux et très petits contacts dont le trottoir est le théâtre. Elle naît du fait que les uns et les autres s'arrêtent pour prendre une bière au bar, demandent son avis à l'épicier, au vendeur de journaux, échangent leur opinion avec d'autres clients chez le boulanger, saluent deux garçons en train de boire leur coca-cola, réprimandent des enfants, empruntent un dollar au droguiste, admirent les nouveaux bébés. Les habitudes varient : dans certains quartiers les gens s'entretiennent de leur chien, ailleurs de leur propriétaire.

La plupart de ces actes et de ces propos sont manifestement triviaux ; mais leur somme, elle, ne l'est pas. Au niveau du quartier, c'est la somme des contacts fortuits et publics, généralement spontanés qui crée chez les habitants le sentiment de la personnalité collective et finit par instaurer ce climat de respect et de confiance dont l'absence est catastrophique pour une rue, mais dont la recherche ne saurait être institutionnalisée.

J. Jacobs, The Death and life of Great American Cities, 1961 (cité dans F. Choay, L'Urbanisme, utopies et réalités, une anthologie, coll. Points, éd. du Seuil, 1965).

Séance 03

Les foules

Observation

Regardez la bande-annonce du documentaire de France 5, Le Monde en face : Harcèlement à l'école, 30/01/2015.

Qu'est-ce qui fait la force de cette vidéo ?

Pistes

Recherche

1. Cherchez l'étymologie du mot 'foule'.

2. Quelle image des foules est donnée dans ces documents ?

Exposé : le harcèlement

Recherche

"Multitude, solitude : termes égaux et convertibles" écrit Charles Baudelaire. Êtes-vous d'accord ?

Document B

Dawn of the Dead est un film d'horreur américano-canado-français réalisé par Zack Snyder, sorti en 2004. C'est un remake du film Zombie réalisé par George A. Romero et sorti en 1978.

Zack Snyder, Dawn of the dead, 2004.

Document A

Dans son roman Germinal, Émile Zola raconte l'histoire d'une grève de mineurs. Réduits à la misère et affamés, les mineurs se livrent à des pillages. La foule arrive à l'épicerie de Maigrat, surnommé le chat.

Des huées, presque aussitôt, éclatèrent.

- Regardez ! regardez !… Le matou est là-haut ! au chat ! au chat !

La bande venait d'apercevoir Maigrat, sur la toiture du hangar. Dans sa fièvre, malgré sa lourdeur, il avait monté au treillage avec agilité, sans se soucier des bois qui cassaient ; et, maintenant, il s'aplatissait le long des tuiles, il s'efforçait d'atteindre la fenêtre. Mais la pente se trouvait très raide, il était gêné par son ventre, ses ongles s'arrachaient. Pourtant, il se serait traîné jusqu'en haut, s'il ne s'était mis à trembler, dans la crainte de recevoir des pierres ; car la foule, qu'il ne voyait plus, continuait à crier, sous lui :

- Au chat ! au chat !… Faut le démolir !

Et, brusquement, ses deux mains lâchèrent à la fois, il roula comme une boule, sursauta à la gouttière, tomba en travers du mur mitoyen, si malheureusement, qu'il rebondit du côté de la route, où il s'ouvrit le crâne, à l'angle d'une borne. La cervelle avait jailli. Il était mort. Sa femme, en haut, pâle et brouillée derrière les vitres, regardait toujours.

D'abord, ce fut une stupeur. Étienne s'était arrêté, la hache glissée des poings. Maheu, Levaque, tous les autres, oubliaient la boutique, les yeux tournés vers le mur, où coulait lentement un mince filet rouge. Et les cris avaient cessé, un silence s'élargissait dans l'ombre croissante.

Tout de suite, les huées recommencèrent. C'étaient les femmes qui se précipitaient, prises de l'ivresse du sang.

- Il y a donc un bon Dieu ! Ah ! cochon, c'est fini !

Elles entouraient le cadavre encore chaud, elles l'insultaient avec des rires, traitant de sale gueule sa tête fracassée, hurlant à la face de la mort la longue rancune de leur vie sans pain.

- Je te devais soixante francs, te voilà payé, voleur ! dit la Maheude, enragée parmi les autres. Tu ne me refuseras plus crédit… Attends ! attends ! il faut que je t'engraisse encore.

De ses dix doigts, elle grattait la terre, elle en prit deux poignées, dont elle lui emplit la bouche, violemment.

- Tiens ! mange donc !… Tiens ! mange, mange, toi qui nous mangeais !

Les injures redoublèrent, pendant que le mort, étendu sur le dos, regardait, immobile, de ses grands yeux fixes, le ciel immense d'où tombait la nuit. Cette terre, tassée dans sa bouche, c'était le pain qu'il avait refusé. Et il ne mangerait plus que de ce pain-là, maintenant. Ça ne lui avait guère porté bonheur, d'affamer le pauvre monde.

Mais les femmes avaient à tirer de lui d'autres vengeances. Elles tournaient en le flairant, pareilles à des louves. Toutes cherchaient un outrage, une sauvagerie qui les soulageât.

On entendit la voix aigre de la Brûlé.

- Faut le couper comme un matou !

- Oui, oui ! au chat ! au chat !… Il en a trop fait, le salaud !

Déjà, la Mouquette le déculottait, tirait le pantalon, tandis que la Levaque soulevait les jambes. Et la Brûlé, de ses mains sèches de vieille, écarta les cuisses nues, empoigna cette virilité morte. Elle tenait tout, arrachant, dans un effort qui tendait sa maigre échine et faisait craquer ses grands bras. Les peaux molles résistaient, elle dut s'y reprendre, elle finit par emporter le lambeau, un paquet de chair velue et sanglante, qu'elle agita, avec un rire de triomphe :

- Je l'ai ! je l'ai !

Des voix aiguës saluèrent d'imprécations l'abominable trophée.

- Ah ! bougre, tu n'empliras plus nos filles !

- Oui, c'est fini de te payer sur la bête, nous n'y passerons plus toutes, à tendre le derrière pour avoir un pain.

- Tiens ! je te dois six francs, veux-tu prendre un acompte ? moi, je veux bien, si tu peux encore !

Cette plaisanterie les secoua d'une gaieté terrible. Elles se montraient le lambeau sanglant, comme une bête mauvaise, dont chacune avait eu à souffrir, et qu'elles venaient d'écraser enfin, qu'elles voyaient là, inerte, en leur pouvoir. Elles crachaient dessus, elles avançaient leurs mâchoires, en répétant, dans un furieux éclat de mépris :

- Il ne peut plus ! il ne peut plus !… Ce n'est plus un homme qu'on va foutre dans la terre… Va donc pourrir, bon à rien !

La Brûlé, alors, planta tout le paquet au bout de son bâton ; et, le portant en l'air, le promenant ainsi qu'un drapeau, elle se lança sur la route, suivie de la débandade hurlante des femmes. Des gouttes de sang pleuvaient, cette chair lamentable pendait, comme un déchet de viande à l'étal d'un boucher.

Émile Zola, Germinal, cinquième partie, VI, 1885.

Document A

À la fin du XIXe siècle, Gustave Le Bon s'est intéressé aux foules et à leurs caractéristiques. Il montre que la foule a une psychologie différente des individus qui la composent.

Nous savons aujourd'hui que, par des procédés variés, un individu peut être placé dans un état tel, qu'ayant perdu toute sa personnalité consciente, il obéisse à toutes les suggestions de l'opérateur qui la lui a fait perdre, et commette les actes les plus contraires à son caractère et à ses habitudes. Or les observations les plus attentives paraissent prouver que l'individu plongé depuis quelque temps au sein d'une foule agissante, se trouve bientôt placé - par suite des effluves qui s'en dégagent, ou pour toute autre cause que nous ne connaissons pas - dans un état particulier, qui se rapproche beaucoup de l'état de fascination où se trouve l'hypnotisé dans les mains de son hypnotiseur. La vie du cerveau étant paralysée chez le sujet hypnotisé, celui-ci devient l'esclave de toutes les activités inconscientes de sa moelle épinière, que l'hypnotiseur dirige à son gré. La personnalité consciente est entièrement évanouie, la volonté et le discernement sont perdus. Tous les sentiments et les pensées sont orientés dans le sens déterminé par l'hypnotiseur.

Tel est à peu près aussi l'état de l'individu faisant partie d'une foule psychologique. Il n'est plus conscient de ses actes. Chez lui, comme chez l'hypnotisé, en même temps que certaines facultés sont détruites, d'autres peuvent être amenées à un degré d'exaltation extrême. Sous l'influence d'une suggestion, il se lancera avec une irrésistible impétuosité vers l'accomplissement de certains actes. Impétuosité plus irrésistible encore dans les foules que chez le sujet hypnotisé, parce que la suggestion étant la même pour tous les individus s'exagère en devenant réciproque. Les individualités qui, dans la foule, posséderaient une personnalité assez forte pour résister à la suggestion, sont en nombre trop faible pour lutter contre le courant. Tout au plus elles pourront tenter une diversion par une suggestion différente. C'est ainsi, par exemple, qu'un mot heureux, une image évoquée à propos ont parfois détourné les foules des actes les plus sanguinaires.

Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à transformer immédiatement en actes les idées suggérées, tels sont les principaux caractères de l'individu en foule. Il n'est plus lui-même, il est devenu un automate que sa volonté ne guide plus.

Aussi, par le fait seul qu'il fait partie d'une foule organisée, l'homme descend de plusieurs degrés sur l'échelle de la civilisation. Isolé, c'était peut-être un individu cultivé, en foule c'est un barbare, c'est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. Il tend à s'en rapprocher encore par la facilité avec laquelle il se laisse impressionner par des mots, des images - qui sur chacun des individus isolés composant la foule seraient tout à fait sans action - et conduire à des actes contraires à ses intérêts les plus évidents et à ses habitudes les plus connues. L'individu en foule est un grain de sable au milieu d'autres grains de sable que le vent soulève à son gré.

Et c'est ainsi qu'on voit des jurys rendre des verdicts que désapprouverait chaque juré individuellement, des assemblées parlementaires adopter des lois et des mesures que réprouverait en particulier chacun des membres qui les composent. Pris séparément, les hommes de la Convention étaient des bourgeois éclairés, aux habitudes pacifiques. Réunis en foule, ils n'hésitaient pas à approuver les propositions les plus féroces, à envoyer à la guillotine les individus les plus manifestement innocents ; et, contrairement à tous leurs intérêts, à renoncer à leur inviolabilité et à se décimer eux-mêmes.

Et ce n'est pas seulement par ses actes que l'individu en foule diffère essentiellement de lui-même. Avant même qu'il ait perdu toute indépendance, ses idées et ses sentiments se sont transformés, et la transformation est profonde au point de changer l'avare en prodigue, le sceptique en croyant, l'honnête homme en criminel, le poltron en héros. La renonciation à tous ses privilèges que, dans un moment d'enthousiasme, la noblesse vota pendant la fameuse nuit du 4 août 1789, n'eût certes jamais été acceptée par aucun de ses membres pris isolément.

Gustave Le Bon, Psychologie des foules, livre I, chapitre 1, 1895.

Atelier

Remédiation

Lexique

Un peu de vocabulaire...

Rappel

Les terminaisons en [e]

Application

Complétez les terminaisons suivantes.

En ville, nous sommes entour... par des milliers de personnes. La ville est d'ailleurs organis... pour donn... à chacun l'occasion de retrouv... des gens qui partagent les mêmes passions. Par exemple, à Angers, les jeunes qui sont venus pour étudi... peuvent se retrouv... dans des soirées festives organis... pour eux.

Proposition

Ci-contre un exemple de paragraphes rédigés.

Certes, en ville, il y a beaucoup de monde, et les occasions de faire des rencontres sont nombreuses : les transports en commun, les cafés, les études, le travail... Comme le montre Jane Jacobs, une philosophe et urbaniste américaine, dans son livre The Death and life of Great American Cities (1961), la ville permet de nombreux contacts informels, sur le trottoir, dans les boutiques, sur le palier des appartements. Beaucoup d'évènements sont pensés pour favoriser les rencontres et lutter contre la solitude. À Angers, par exemple, beaucoup de soirées sont organisées pour faciliter l'intégration des jeunes venus parfois de très loin faire leurs études.

Mais les rythmes de vie des citadins peuvent générer une grande solitude. Beaucoup de gens sont tellement pris par leurs obligations, notamment professionnelles, par leurs impératifs (transports, achats, etc.) qu'ils n'ont plus de temps à consacrer aux rencontres et ne peuvent sortir de leur solitude. Dans un récent court-métrage des studios Disney, Paperman (2013), on peut ainsi suivre l'histoire d'un jeune homme qui rencontre une jeune femme en allant au travail. Mais son travail l'empêche de la rejoindre. Les images en noir et blanc, l'absence de parole, et les piles de document que le jeune homme doit traiter à son travail donnent une image très sombre de la vie moderne. Ce phénomène peut exister à la campagne, mais il me semble que c'est un problème plus important en ville.

Séance 04

Seuls contre tous

Observation

Dans la photo ci-contre, trouvez l'intrus.

Lecture

Lisez le document B. Quels points communs avec la photographie ?

Synthèse

Quelles réflexions ces deux documents vous inspirent-ils sur la relation entre l'individu et le groupe ?

Pistes

Prolongement

Dans quelles circonstances le groupe, la foule peuvent-ils constituer quelque chose de positif ? Que se passe-t-il dans ces circonstances ? Quel rôle jouent le groupe, la foule ? Quels effets produisent-ils ?

Document A

Auguste Landmesser, ouvrier du chantier naval Blohm & Voss de Hambourg, lors du lancement d'un navire-école, le Horst Wessel, le 13 juin 1936.

Document B

Dans son ouvrage La Réalité de la réalité, P. Watzlawick interroge notre perception de la réalité. Ce passage est consacré à une célèbre expérience du professeur Solomon Asch, de l'université de Pennsylvanie.

On y montrait deux cartes à des groupes de sept à neuf étudiants. Sur la première, il y avait une ligne verticale unique ; sur la seconde, trois lignes ver­ticales de longueurs différentes. On déclarait aux étudiants qu'il s'agissait d'une expérience de perception visuelle, leur tâche consistant à trouver laquelle des lignes de la carte 2 avait la même longueur que la ligne de la carte 1. Asch décrivit ainsi le cours des événements :

"L'expérience commence sans incidents. Les sujets annoncent leur réponse dans l'ordre où on les a assis, et au premier tour, chacun choisit la même ligne. Puis on leur montre une deuxiè­me paire de cartes; là encore, le groupe est unanime. Ses membres semblent être prêts à subir poliment une nouvelle et ennuyeuse expérience. Au troisième essai se produit une agita­tion inattendue. Un sujet est en désaccord avec tous les autres sur le choix de la ligne. Il a l'air vraiment incrédule, surpris du désaccord. A l'essai suivant, il est de nouveau en désaccord, tandis que les autres restent unanimes dans leur choix. Le dis­sident s'inquiète et devient de plus en plus hésitant tandis que le désaccord persiste dans la succession des essais; il pourra marquer une pause avant d'annoncer sa réponse et parler à voix basse, ou bien sourire d'un air embarrassé."

Ce que le dissident ne sait pas, explique Asch, c'est que les autres étudiants ont auparavant été soigneusement instruits de donner unanimement à certains moments des réponses fausses. Le dissident est le seul véritable sujet de l'expérience et se trouve dans une position des plus inhabituelles et des moins rassurantes: il lui faut contredire l'opinion générale du groupe et sembler étrangement perdu, ou bien douter du témoi­gnage de ses sens. Aussi incroyable que cela paraisse, 36,8 % des sujets choisirent dans ces conditions la deuxième solution et se soumirent à la trompeuse opinion du groupe.

Asch introduisit ensuite dans l'expérience certaines modifica­tions et put montrer que la force numérique de l'opposition - à savoir le nombre de personnes contredisant les réponses du sujet - était un élément important. Si seul un membre du groupe le contredisait, le sujet n'avait aucune peine à maintenir son indépendance. Dès qu'on faisait passer l'opposition à deux per­sonnes, la soumission du sujet grimpait à 36,8%. Avec trois opposants, la courbe d'échecs atteignait 31,8%, et à partir de là se stabilisait, toute nouvelle augmentation du nombre des opposants n'élevant le pourcentage qu'aux 36,8% cités plus haut. Inversement, la présence d'un partenaire solidaire repré­sentait une aide précieuse pour s'opposer à la pression du groupe: dans ces conditions les réponses incorrectes du sujet chutaient au quart du taux d'erreurs mentionné.

Il est particulièrement difficile d'apprécier l'impact d'un événement tel qu'un tremblement de terre avant d'en avoir fait réelle­ment l'expérience. L'effet de l'expérience d'Asch est compa­rable. Quand on donna la parole aux sujets, ils racontèrent qu'ils avaient, au cours du test, vécu toutes sortes d'inconforts émotionnels, de l'angoisse légère jusqu'à quelque chose tou­chant à la dépersonnalisation. Même ceux qui refusèrent de se soumettre à l'opinion du groupe et continuèrent de se fier à leur propre perception, le firent au prix de l'idée harcelante qu'ils pouvaient, après tout, se tromper.

On trouvait cette remarque caractéristique: "A moi il me semble que j'ai raison, mais ma raison me dit que j'ai tort, parce que je doute de pouvoir être le seul à avoir raison tandis que tant de gens se trompent." D'autres recourent à des façons tout à fait typiques de rationali­ser ou d'expliquer l'état de désinformation qui brouillait leur vision du monde: ils transférèrent leur inquiétude sur un défaut organique ("Je commençai à douter de ma vision"), ils déci­dèrent qu'il y avait une complication exceptionnelle (illusion d'optique), ou encore devinrent si soupçonneux qu'ils refusè­rent de croire l'explication finale, tenant qu'elle faisait elle-même partie de l'expérience et qu'on ne pouvait en conséquen­ce s'y fier. L'un des sujets résuma ce qu'apparemment la plu­part des dissidents ayant bien répondu avaient ressenti: "Cette expérience n'est semblable à aucune autre que j'aie vécue: je ne l'oublierai jamais".

Comme Asch le fit remarquer, le facteur sans doute le plus angoissant pour les sujets était le désir ardent et inébranlable d'être en accord avec le groupe.

P. Watzlawick, La Réalité de la réalité / Confusion, désinformation, communication, éd. du Seuil, 1978.

Document A

T. Todorov propose dans son essai une réflexion sur les fondements de la vie en société.

Il est certain que la question de la reconnaissance sociale ne se présente pas de la même manière dans une société hiérarchique (ou traditionnelle) et dans une société égalitaire, comme les démocraties modernes (Francis Fukuyama a posé quelques jalons pour une histoire de la reconnaissance de ce point de vue). D'une part, dans la première, l'individu aspire davantage à occuper une place qui lui a été désignée d'avance (son choix est plus réduit) ; s'il s'y trouve, il a le sentiment d'appartenir à un ordre et donc d'exister socialement : le fils de paysan deviendra paysan et aura par là même acquis le sentiment d'être reconnu. On peut donc dire que la reconnaissance de conformité prédomine ici. Cette place à laquelle on serait prédestiné disparaît dans la société démocratique, où le choix est, au contraire, théoriquement illimité ; ce n'est plus la conformité à l'ordre mais le succès qui devient le signe de reconnaissance sociale, ce qui est une situation beaucoup plus angoissante. Cette course à la réussite relève de la reconnaissance de distinction. Celle-ci n'est pourtant pas inconnue de la société traditionnelle : elle y prend la forme d'une aspiration à la gloire ou à l'honneur, qui consacrent ainsi l'excellence personnelle. C'est la voie choisie par les héros qui aspirent à une attention particulière pour les exploits qu'ils accomplissent. Dans la société moderne, cette dernière aspiration se transforme aussi : il s'agit maintenant d'une recherche de prestige. La réussite, aujourd'hui, est une valeur sociale qu'on s'empresse d'afficher ; mais le prestige ne suscite pas le même sentiment de respect que la gloire (on envie les personnes les plus prestigieuses, telles les vedettes de la télévision, plus qu'on ne les respecte). [...]

Quelles que soient les formes de la reconnaissance, une de ses caractéristiques premières ne doit pas être oubliée : la demande étant par nature inépuisable, sa satisfaction ne peut jamais être complète ou définitive. Avec la meilleure volonté du monde, les parents ne peuvent occuper tout le temps de veille du nourrisson : d'autres êtres les sollicitent, à côté de lui, et puis eux-mêmes ont besoin d'autres sortes de reconnaissance, et non pas seulement de celle que leur accorde, indirectement, leur bébé. Du reste, celui-ci élargit rapidement le rayon de son avidité : il n'y a pas que les parents qui doivent lui accorder toute leur attention, il y a aussi les visiteurs ; de proche en proche, il fait appel au monde entier. Pourquoi y aurait-il des personnes qui lui refuseraient leur regard ? L'appétit de la reconnaissance est désespérant. Comme le remarque plaisamment Sigmund Freud à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire, "on peut tolérer des quantités infinies d'éloges". Même la reconnaissance de conformité, plus paisible que celle procurée par la distinction, exige qu'on en recommence quotidiennement la poursuite. Notre incomplétude est donc non seulement constitutive, elle est aussi inguérissable (autrement on serait "guéri", aussi, de notre humanité).

T. Todorov, La Vie commune, éd. du Seuil, 1995.

Séance 05

Les évènements fédérateurs

Synthèse

Lisez les deux documents ci-contre. Que nous disent-ils sur le pouvoir fédérateur du sport ?

Pistes

Prolongement

Quel est, selon vous, le type d'évènement le plus susceptible de rassembler et de lutter contre le sentiment de solitude ? Justifiez votre point de vue par des arguments et des exemples.

Note

1. Kop : une tribune où se regroupent les supporteurs les plus actifs d'un club de football, de hockey sur glace.

Document A

Né en 1950, P. Delerm est l'auteur de nombreux textes sur le "merveilleux du quotidien." Dans La tranchée d'Arenberg et autres voluptés sportives, Philippe Delerm fait chanter les moments de sport «minuscules», mêlant allègrement champions et quidams, glorieuses victoires et tragiques défaites.

Un frisson vous parcourt l'échine. Le kop1 d'Anfield s'est mis à chanter. C'est quelque part sur les rives de la Mersey, au nord de l'Angleterre. Les Reds de Liverpool ont davantage que des supporters: des milliers d'officiants pour une messe en l'honneur du dieu Football, qui sublime toutes les cheminées d'usine, et les mélancolies poisseuses du chômage.

Les plus chanceux ou les plus débrouillards réussirent à faire le voyage d'Istanbul en mai 2005. Ils étaient assez fous pour y croire encore quand Liverpool s'est vu mener par Milan 3-0 en finale de la Ligue des champions. Ils avaient raison. Steven Gerrard leur a rendu l'espoir à la cinquante-quatrième. Le reste fut comme un rêve noyé dans une brume de bière. Les Reds ne pouvaient plus perdre aux tirs au but.

"You'll never walk alone." La symbolique de la chanson est d'autant plus prenante qu'on se demande toujours à qui elle s'adresse vraiment. Qui ne marchera jamais seul ? Chacun des joueurs, sans doute. Mais peut-être aussi les supporters de Liverpool eux-mêmes, abandonnés par la beauté du monde, mais trouvant dans l'énergie de leur souffle vital la ferveur de croire en quelque chose. Et cela devient chant, et nous donne la chair de poule.

Croire en Steven Gerrard ? L'enfant du pays, arrivé au club à huit ans, couvé au collège de West Derby jusqu'à seize, porteur du brassard de captain, semble incarner la pure tradition des Reds. Mais à l'intersaison, on a dû se résigner à envisager l'incroyable. Gerrard a failli partir chez les Bleus, les milliardaires de Chelsea, l'ennemi absolu : un club bâti seulement sur l'argent. Combien a-t-il fallu de cet argent maudit pour que Steven finisse par décider de rester à Liverpool ?

Le kop d'Anfield évite de se poser la question. Dans les clubs anglais, les spectateurs sont tout près du jeu, au ras de la pelouse. On croit aux joueurs pour croire un peu en soi. Quand ça va mal, on chante. "You'll never walk alone."

P. Delerm, La tranchée d'Arenberg et autres voluptés sportives, éd. Panama, 2007.

Document B

Le film de Clint Eastwood met en parallèle l'histoire politique et l'histoire sportive de l'Afrique du Sud, à travers deux personnages emblématiques : le président Nelson Mandela, et Francois Pienaar, le chef de l'équipe de rugby d'Afrique du sud, les Springboks.

C. Eastwood, Invictus, 2010.

Séance 06

La fête techno

Lecture

1. En vous appuyant sur le texte, faites deux schémas, l'un pour représenter l'espace d'un concert traditionnel, l'autre pour représenter l'espace d'une rave ou free-party.

2. Comment le fonctionnement de ces fêtes contribue-t-il à rapprocher les gens ?

Prolongement

Solitude pendant une fête : est-ce que ça existe ? Pourquoi ?

Image d'une fête morte

Cette photo n'est pas de mon père, évidemment, mais quand je la découvris au milieu d'un tas d'autres photos de famille, toutes inconnues de moi, celle-ci m'a parlé immédiatement. Elle m'a fascinée. Tout est là.

Cette photo me raconte le début de leur histoire. Leur histoire à eux deux, mais aussi tout ce qui pesait autour d'eux, sur eux.

Ma famille maternelle, mère, frère, soeur, amis. L'absence de mon grand-père me frappe - comme par hasard il n'est pas dans l'image, il est à l'écart. (Non, ce n'est pas ce monsieur à l'incroyable trombine qui est là avec sa femme et sa petite fille - je ne sais plus du tout qui étaient ces gens-là.)

Et devant les personnes, les choses. La table énorme, écrasante, les reliefs du festin saccagé, ingurgité sur la nappe chiffonnée. Et les bouteilles aussi présentes que les personnes.

Et debout, à l'extrême droite, la lionne, ma grand-mère, les manches retroussées, toujours, le torchon ceint autour du ventre, qui avait préparé toute la nourriture, les hors-d'oeuvre variés, les quatre ou cinq plats et la kyrielle des desserts habituels. Et la bouteille de kirsch est là, trônant au milieu de la table pour arroser un peu plus la salade de fruits ou le fameux gâteau aux marrons. Elle a son bras de meunière solidement appuyé sur la table, SA table, satisfaite d'avoir bien nourri tout son monde, de les avoir repus, alourdis de bien-être.

Comme ce devait être bon, en 1946 ou 1947, de s'en fourrer jusque-là après les privations de la guerre... Cette photo me dit cela aussi, l'impudique revanche de manger enfin à satiété, de tout, et trop.

Et derrière la table, encadrés, cernés par les famille et les amis alignés, comme à demi engloutis par les choses matérielles devant eux, il y a le couple roi, la nouvelle cellule au milieu du clan. Mon père, et sa main de jeune marié avec son alliance toute neuve sur l'épaule de ma mère, son poids de tranquille propriétaire sur son épaule. Et elle... Elle qui est là, contre lui. Qui est là. Et dont le visage m'a tout de suite fait mal. [...]

Le visage de ma mère.

Son beau visage épinglé comme un pâle papillon au milieu de tout ça. Au milieu, parmi eux, et pourtant isolée. Terriblement isolée. À tel point que son jeune mari, mon père, pourtant collé à elle, me semble relégué à l'arrière-plan, fondu dans le groupe, parmi les autres.

Je ne vois qu'elle. Elle seule.

Sa petite fleur blanche dans les cheveux, parure posée sur sa tête comme un déguisement, signe de gaieté contredit par la tragique neutralité de son regard absent de la fête. Cette petite mèche soulevée derrière son oreille et qui semble flotter, comme si un vent léger dans la pièce balayait son seul visage. Et cette pâleur diffuse sur sa peau, cette lumière intérieure, peut-être, qui émane des femmes enceintes, et qui donne l'impression qu'elle n'est pas dans le même éclairage que les autres.

Tous, autour d'elle, sont présents dans l'instant, pas elle. Elle est ailleurs.

Anny Dupeyrey, Le Voile noir, 1992.

On a souvent parlé de la déconstruction de l'espace spectaculaire opéré par les raves, puis par les free-parties. Il est vrai que la fête techno présente un dispositif tout autre que celui du concert, dont l'exemple paradigmatique est sans doute le concert de rock. La scène du rock est spectaculaire : les artistes sont placés sur une scène surélevée, tous les éclairages convergent vers eux. Le public se tient lui dans une fosse, en contrebas. En se tenant dans des lieux non dédiés aux manifestations musicales, ce qui implique la disparition de l'espace scénique, raves et free-parties rompent avec ce principe de verticalité. C'est un rapport d'horizontalité entre le DJ et les participants qui est instauré, tous sont au même niveau. Ce qui induit que chacun soit l'acteur de la fête, et pas uniquement l'artiste. Ce principe est encore accentué dans les free-parties avec la disparition physique du musicien, camouflé derrière une tenture, une tente, un camion. Lorsque les fêtes techno se déroulent dans des lieux plus conventionnels, ce principe de décentrement de l'action de la scène vers les participants est conservé par le fait que les éclairages et les jeux de lumière portent plus sur le public lui-même que sur l'artiste. Quoi qu'il en soit, il est vrai que, en déconstruisant l'espace spectaculaire, raves et free-parties accentuent la dimension participative. Il s'agit moins d'assister à une prestation musicale que de participer à la tenue d'un évènement collectif, d'où vient également l'intensité du vécu de la fête. Finalement, monter un sound system, organiser à son tour des fêtes se fait le plus souvent de manière fluide, comme la poursuite d'une plus grande implication dans le milieu techno, participation qui est déjà vécue comme telle de par la présence aux fêtes. Si l'organisation et la pratique musicale sont le plus souvent le fait d'individus fortement intégrés dans le milieu de la free-party, souvent organisés en sound systems, il y a plusieurs façons d'apporter sa participation lors des fêtes. Entre la simple participation et l'organisation ou le rôle de musicien, il existe d'autres manières de tenir un rôle plus actif : faire de la décoration (sculpture, peinture), monter des stands (de boisson, de restauration, de vente de tee-shirts, etc.), participer au nettoyage du site, animer l'espace festif par des activités traditionnellement associé au spectacle de rue (jongleurs, cracheurs de feu, etc.).

La déconstruction de l'espace spectaculaire n'est pas la seule explication à cette dimension participative qui fait la richesse de l'expérience techno pour ceux qui la vivent. Ou plutôt, elle est une dimension de quelque chose de plus large, qu'on peut désigner comme la situation de marge.

Anne Petiau, "L'expérience techno, des raves aux free-parties", in La fête techno. Tout seul et tous ensemble, éd. Autrement, 2004.

Traditionnellement les fêtes religieuses ou païennes figuraient ces moments d'ivresse où un société inverse ses hiérarchies, plonge dans le désordre pour resserrer ses liens, régénérer le temps. Notre époque individualiste tolère mal ces réjouissances programmées et croit n'avoir nul besoin de dates carillonnées pour manifester son instinct de jeu. Au nom du maître mot d'improvisation, chacun entend s'amuser de son côté, réveiller des sources de fièvre sous la surface d'une existence trop sage. Mais il ne suffit pas de récuser les délassements obligatoires pour s'égayer soi-même.

Prenez les boîtes de nuit : ces "maisons d'illusions", comme on qualifiait jadis les bordels, forment un bulle d'effervescence dans la prose des jours et ouvrent sur un monde à l'envers avec ses codes, ses rites, sa faune. Mais ce sont aussi des espaces hystériques où le rire et la gaieté sont toujours un peu forcés et qui délivrent souvent du festif mécanique à coups de bruit, de cohue, de fumée. Le fêtard est une sorte de professionnel de l'impondérable, de stratège de l'exubérance.

On aurait tort d'opposer à cette avalanche d'artifices la fête authentique "à la bonne franquette". Sur tout rassemblement d'humains qui boivent, dansent et ripaillent plane la menace de l'échec, de la tiédeur comme si les dieux avaient déserté la scène. La réussite de ce type de réunions dépend d'une mystérieuse alchimie : dans toute joyeuse assemblée il y a une contagion irrésistible qui ne puise qu'en elle-même ses raisons d'être. Mais quand la fusion ne prend pas, que les conversations languissent, que tous les ingrédients nécessaires, musique, alcool, drogue, sexe, ne parviennent pas à réaliser le précipité magique, alors la grâce occasionnelle de la fêtes s'inverse en mélancolie.

Outre que l'idéologie festive est le pendant de la doctrine du travail -il faut s'amuser comme il faut œuvrer, au point qu'on importe chez nous les fêtes des autres, telle Halloween-, la mystique du spontané ne garantit pas plus l'enchantement que l'organisation la plus stricte. Éternel paradoxe : dès qu'elle est à elle-même son propre prétexte et fuit les émotions sur commande, la fête vient moins facilement. L'étincelle renâcle à jaillir, un goût de cendre ruine les plus beaux festins. Revanche des bonnets de nuit sur les abonnés des nuits blanches. Nous ne sommes pas maîtres de nos divertissements, il faut des règles pour les susciter et commencer par mimer la jubilation pour la ressentir. Il y a tout un manège de la spontanéité qui vaut bien le cérémonial un peu rigide des carnavals et célébrations d'autrefois. La ferveur ne se commande pas et nous fait parfois la mauvaise surprise de se dérober aux rendez-vous que nous lui fixons.

Pascal Bruckner, L'Euphorie perpétuelle, éd. Le Livre de poche, 2000.

Document D

L'air du temps me paraît être à la viscosité : on aime coller à l'autre. Les gens ont envie d'être ensemble, pour peu qu'il y ait promesses d'effervescence festive, débridement. A certains moments de l'année, tout est bon pour bouger et se rassembler. Peu importe l'occasion (Journées mondiales de la jeunesse, Mondial de foot, Techno Parade, Gay Pride, Armada des Voiliers). La théâtralité de ces rassemblements instaure et conforte la communauté. Dans la masse, on se croise, se frôle, se touche, des interactions s'établissent, des cristallisations s'opèrent et des groupes se forment. Curieusement, au cœur de ces bouillonnements, l'affirmation de la personnalité s'enracine dans le mimétisme.

Pendant plusieurs siècles, les individus ont cherché à se distinguer les uns des autres. Aujourd'hui, ils veulent se rassembler pour se ressembler, suivre les lois de l'imitation qui privilégient la tribu : je suis pensé plus que je ne pense.

Michel Maffesoliin, 'Pourquoi fait-on la fête ?', in Télérama, 11 août 1999.

Séance 07

Les réseaux (a)sociaux

Observation

Quelle est, selon vous, la morale de ce court métrage ? Justifiez votre réponse.

Pistes

Lecture

1. Montrez comment, dans ce texte, le téléphone devient un outil de non-communication.

2. Comment les nouvelles technologies modifient-ils les notions de "lieu" et de "présence" ?

3. Être seul/être ensemble, qu'est-ce qui a changé aujourd'hui ?

Concours d'anecdotes

"De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines" : Racontez une anecdote pour illustrer votre point de vue sur cette affirmation.

Document B

"Nous avons cru inventer une société de communication, nous avons en fait inventé une société de solitude." Cette sentence en forme de mea culpa, le publicitaire Jacques Séguéla l'a prononcée le 12 octobre dernier lors d'un de ces grands raouts pour professionnels de la communication. […] Au fur et à mesure que grandirait l'importance de la Toile dans nos vies, notre activité sociale se déplacerait inéluctablement vers nos correspondants en ligne ; des relations distantes, censées être moins solides. Et cette instabilité relationnelle provoquerait un sentiment croissant d'isolement. Mais voilà que paraissent deux livres iconoclastes, s'employant à démonter avec clarté et pédagogie ce qui pourrait bien n'être qu'un préjugé. Contrairement aux idées reçues, le Web n'inventerait-il pas d'autres formes de lien social tout aussi fécondes ?

D'où nous vient cette idée que les échanges par claviers interposés sont désocialisants, se demande ainsi Antonio A. Casilli – dans Les Liaisons numériques –, chercheur au centre Edgar-Morin de l'EHESS, où il enseigne la socio-anthropologie des usages numériques. L'idée, relativement récente, est apparue avec la miniaturisation des ordinateurs, devenus "personnels". Tout internaute serait aspiré par le cyber­espace, éloigné de son monde, de ses proches, de son corps même... En fait, explique Casilli, nous avons désormais un double habitat. Depuis toujours, "les espaces abstraits n'ont cessé de créer des trajectoires dans l'étendue physique pour que l'homme les suive. Les routes anciennes des caravanes, les lieux sacrés, les itinéraires maritimes : c'est dire que la notion de double habitat ne s'applique pas seulement à l'ère des réseaux !"

Surtout, ce "mythe" du cyberespace dans lequel nous serions aspirés néglige l'impossibilité de séparer pratiques sociales et usages informatiques. Ainsi les effets d'Internet sur les relations humaines peuvent être très différents. Selon les cultures nationales d'abord : si au Japon les tech­nologies numériques apparaissent comme des instruments d'enfermement, en Corée du Sud ou à Hong­kong elles deviennent des outils de socialisation. Différents aussi selon les pratiques. Entre ces jeunes Japonais reclus dans leur chambre que l'on dit "murés" (otaku), et l'utilisateur compulsif des réseaux sociaux, entre l'isolement angoissant et la collectivisation forcée des informations privées, il y a la plupart d'entre nous, qui nous servons d'Internet dans le cadre de contextes sociaux préexistants – pour entretenir les liens établis avec notre famille, nos collègues, nos connaissances...

Pourtant elle était pratique cette "vision hydraulique " de la sociabilité en ligne – si les flux de communication se déplacent trop vers Internet, la vie familiale ou amicale se trouve à sec. Le problème, c'est que si on coupe l'accès à la Toile, la réciproque n'est pas vraie. Les vases ne communiquent donc pas tant que ça. Petit à petit, les chercheurs se sont demandé si la désocialisation n'était pas le mobile de cette envie d'échanger en ligne. "De la peur de la solitude provoquée par Internet, on en est venu à regarder cette technologie comme un outil pour réduire la solitude", écrit Antonio Casilli.

Si l'effet socialisant des technologies informatiques a été sous-estimé, c'est selon lui parce qu'on a cru longtemps que le Web remplaçait la communication en face à face. Or les communications numériques ne s'y substituent pas, elles s'y ajoutent. Elles "devraient être mises sur le même plan que les appels téléphoniques ou les lettres – des techniques qui, depuis longtemps, articulent et complètent la communication "en chair et en os"". Rien d'étonnant alors à ce que les gens qui utilisent le plus intensivement Internet soient aussi ceux qui vont le plus au théâtre, au cinéma, qui lisent le plus..., et dont le niveau de communication interpersonnelle est le plus important.

Sophie Lerm, article paru dans Télérama n°3172, 27 octobre 2010.

Document A

Ben Brand, 97%, 2014.

Document B

De nos jours, le fait d'être connecté ne dépend pas de la distance qui nous sépare des autres, mais des technologies de communication qui sont à notre portée. Or nous les transportons avec nous presque tout le temps, à tel point que le fait d'être seul peut finir aujourd'hui par apparaître comme la condition sine qua none de l'être ensemble. Il apparaît en effet plus aisé de communiquer avec les autres si on peut rester concentré sur son écran sans interruption. Dans ce nouveau régime, une gare – ou un aéroport, un café, un parc – n'est plus un espace commun, mais un endroit où les gens sont rassemblés mais s'ignorent. Chacun est relié à un appareil mobile, ainsi qu'aux contacts et aux lieux auxquels il donne accès. J'ai grandi à Brooklyn, où les trottoirs avaient quelque chose de particulier : quelle que soit la saison (même en hiver, quand ils avaient été déneigés), on pouvait y trouver des marelles dessinées à la craie. Je discute avec un collègue qui habite aujourd'hui dans ce quartier. Les marelles ont disparu. Les enfants sont toujours dehors – mais sur leurs téléphones.

Quand les gens discutent au téléphone dans des espaces publics, ils n'ont pas l'impression d'exposer leur vie privée. Ils partent du principe que ceux qui se trouvent autour d'eux les traitent non seulement comme des personnes anonymes, mais aussi comme des personnes absentes. J'étais récemment assise dans le train entre Boston et New York à côté d'un homme qui racontait ses problèmes à sa petite amie. En essayant de ne pas écouter, j'ai pourtant pu apprendre les choses suivantes : cet homme sortait d'une période d'alcoolisme et son père ne voulait plus lui donner d'argent. Il trouvait sa petite amie trop dépensière et n'aimait pas sa fille entrée dans l'adolescence. Gêné, j'ai parcouru les couloirs pour trouver un autre siège, mais le train était complet. Je me suis donc résignée à me rasseoir à côté de l'homme, qui continuait de se plaindre. Certes, j'avais la consolation de savoir qu'il ne se plaignait pas à moi - mais j'avais tout de même envie de m'effacer. D'ailleurs, ce n'était même pas la peine : cet homme me traitait déjà comme si je n'étais pas là.

On peut envisager la situation dans le sens inverse : ne sont-ce pas ceux qui téléphonent qui se signalent d'eux-mêmes comme absents ? Parfois, les gens indiquent qu'ils sont "sur le départ" en sortant leur téléphone de leur poche et en le portant à l'oreille. Toutefois, le plus souvent, ces signes sont de nature plus subtile : un bref regard jeté sur un téléphone pendant un dîner ou un rendez-vous suffit. Au sens traditionnel du terme, un "lieu" renvoie à un espace physique et aux gens qui s'y trouvent. Mais que devient le "lieu" si ceux qui s'y trouvent ne prêtent attention qu'à des personnes absentes, et non plus à celles qui les entourent ? Dans un bar près de chez moi, presque tous les clients sont assis devant un ordinateur ou regardent leur téléphone portable pendant qu'ils boivent leur café. Ces gens ne sont pas mes amis. Pourtant, leur présence me manque.

Sherry Turkle, Seuls ensemble. De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines, 2011, éd. L'Échappée, 2015.

Séance 08

Enfin seul !

Oral

La solitude peut-elle être quelque chose de bénéfique ?

Pistes

Lecture

Que nous disent ces deux documents sur la solitude ?

Débat

Finalement, est-ce que la solitude n'est pas quelque chose de nécessaire ?

Document A

Walden ou la Vie dans les bois raconte la vie que l'écrivain Thoreau a passée dans une cabane pendant deux ans, deux mois et deux jours, dans la forêt appartenant à son ami Ralph Waldo Emerson, à côté de l'étang de Walden, dans le Massachusetts.

Lorsque pour la première fois je fixai ma demeure dans les bois, c'est-à-dire commençai à y passer mes nuits aussi bien que mes jours, ce qui, par hasard, tomba le jour anniversaire de l'Indépendance, le 4 juillet 1845, ma maison, non terminée pour l'hiver, n'était qu'une simple protection contre la pluie, sans plâtrage ni cheminée, les murs en étant de planches raboteuses, passées au pinceau des intempéries, avec de larges fentes, ce qui la rendait fraîche la nuit. Les étais verticaux nouvellement taillés, la porte fraîchement rabotée et l'emplacement des fenêtres lui donnaient un air propre et aéré, surtout le matin, alors que la charpente en était saturée de rosée. [...]

Je ne me suis jamais senti solitaire, ou tout au moins oppressé par un sentiment de solitude, sauf une fois, et cela quelques semaines après ma venue dans les bois, lorsque, l'espace d'une heure, je me demandai si le proche voisinage de l'homme n'était pas essentiel à une vie sereine et saine. Être seul était quelque chose de déplaisant. Mais j'étais en même temps conscient d'un léger dérangement dans mon humeur, et croyais prévoir mon rétablissement. Au sein d'une douce pluie, pendant que ces dernières pensées prévalaient, j'eus soudain le sentiment d'une société si douce et si généreuse en la Nature, en le bruit même des gouttes de pluie, en tout ce qui frappait mon oreille et ma vue autour de ma maison, une bienveillance aussi infinie qu'inconcevable tout à coup comme une atmosphère me soutenant, qu'elle rendait insignifiants les avantages imaginaires du voisinage humain, et que depuis jamais plus je n'ai songé à eux. Pas une petite aiguille de pin qui ne se dilatât et gonflât de sympathie, et ne me traitât en ami. Je fus si distinctement prévenu de la présence de quelque chose d'apparenté à moi, jusqu'en des scènes que nous avons accoutumé d'appeler sauvages et désolées, aussi que le plus proche de moi par le sang comme le plus humain n'était ni un curé ni un villageois, que nul lieu, pensai-je, ne pouvait jamais plus m'être étranger.

Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, trad. Louis Fabulet, coll. L'imaginaire/Gallimard, éd. Gallimard, première édition 1854.

Sylvain Tesson, écrivain et aventurier, décide de passer six mois dans une cabane en Sibérie de février à juillet 2010, seul. Au fil du temps, il note ses réflexions dans un cahier.

Je me fis alors le serment de vivre plusieurs mois en cabane, seul, avant mes quarante ans. Le froid, le silence et la solitude sont des états qui se négocieront demain plus chers que l'or. Sur une Terre surpeuplée, surchauffée, bruyante, une cabane forestière est l'eldorado. À mille cinq cents kilomètres au sud, vibre la Chine. Un milliard et demi d'êtres humains s'apprêtent à y manquer d'eau, de bois, d'espace. Vivre dans les futaies au bord de la plus grande réserve d'eau douce du monde est un luxe. Un jour, les pétroliers saoudiens, les nouveaux riches indiens et les businessmen russes qui traînent leur ennui dans les lobbys en marbre des palaces le comprendront. Il sera temps alors de monter un peu plus en latitude et de gagner la toundra. Le bonheur se situera au-delà du 60e parallèle Nord.

Habiter joyeusement des clairières sauvages vaut mieux que dépérir en ville. Dans le sixième volume de L'Homme et la Terre, le géographe Élisée Reclus - maître anarchiste et styliste désuet - déroule une superbe idée. L'avenir de l'humanité résiderait dans « l'union plénière du civilisé avec le sauvage ». Il ne serait pas nécessaire de choisir entre notre faim de progrès technique et notre soif d'espaces vierges. La vie dans les bois offre un terrain rêvé pour cette réconciliation entre l'archaïque et le futuriste. Sous les futaies, se déploie une existence éternelle, au plus près de l'humus. On y renoue avec la vérité des clairs de lune, on se soumet à la doctrine des forêts sans renoncer aux bienfaits de la modernité. Ma cabane abrite les noces du progrès et de l'antique. Avant de partir, j'ai ponctionné dans le grand magasin de la civilisation quelques produits indispensables au bonheur, livres, cigares, vodka : j'en jouirai dans la rudesse des bois. J'ai tellement adhéré à l'intuition de Reclus que j'ai équipé ma cabane de panneaux solaires. Ils alimentent un petit ordinateur. Le silicium de mes puces électroniques se nourrit de photons. J'écoute Schubert en regardant la neige, je lis Marc Aurèle après la corvée de bois, je fume un havane pour fêter la pêche du soir. Élisée serait content.

Youra vaque à ses occupations. Il ne regagnera jamais la ville. Sur l'île, il jouit des deux ingrédients nécessaires à la vie sans entraves : la solitude et l'immensité. En ville, la foule humaine ne peut survivre que si la loi met bon ordre à ses débordements et régule ses besoins. Quand les hommes se concentrent, l'administration naît. Équation vieille comme le premier hameau néolithique ; elle s'illustre dans chaque parc humain. Pour l'ermite, la régence administrative commence lorsqu'on est deux. Elle porte alors le nom de mariage.

Les hommes des bois sont très sceptiques à l'égard des projets de « villes citoyennes », autogérées, sans prison ni police, où la liberté triomphante régnerait soudain parmi des foules devenues responsables. Ils voient dans ces utopies une antinomie grotesque. La ville est une inscription dans l'espace de la culture, de l'ordre et de leur fille naturelle, la coercition.

Seul le recours aux étendues infinies et dépeuplées autorise une anarchie pacifiste dont la viabilité est fondée sur un principe très simple : contrairement à ce qui advient en ville, le danger de la vie dans les bois provient de la Nature et non de l'Homme. La loi du Centre chargée de réglementer les relations entre les êtres humains peut donc s'affranchir de pénétrer jusqu'en ces lointains parages. Rêvons un peu. On pourrait imaginer dans nos sociétés occidentales urbaines, comme à Pokoïniki ou à Zavarotnoe, des petits groupes de gens désireux de fuir la marche du siècle. Lassés de peupler des villes surpeuplées dont la gouvernance implique la promulgation toujours plus abondante de règlements, haïssant l'hydre administrative, excédés par l'impatronisation des nouvelles technologies dans tous les champs de la vie quotidienne, pressentant les chaos sociaux et ethniques liés à l'accroissement des mégapoles, ils décideraient de quitter les zones urbaines pour regagner les bois. Ils recréeraient des villages dans des clairières, ouvertes au milieu des nefs. Ils s'inventeraient une nouvelle vie. Ce mouvement s'apparenterait aux expériences hippies mais se nourrirait de motifs différents. Les hippies fuyaient un ordre qui les oppressait. Les néo-forestiers fuiront un désordre qui les démoralise. Les bois, eux, sont prêts à accueillir les hommes ; ils ont l'habitude des éternels retours.

Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l'espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, le silence total, l'âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L'équation de ces conquêtes mène en cabane.

25 mars

Lever en même temps que le soleil. Je me recouche un peu devant tant de grandeur. Ce matin, le temps permet de sortir pour la première fois depuis des jours.

Je monte à la cascade par un autre itinéraire, sur la rive droite du torrent. La forêt où s'accumule la neige me réserve son épreuve. Deux heures pour venir à bout des 400 mètres de dénivellation. Les pics martèlent les troncs morts. Puis viennent 200 mètres de bon terrain durci. Mais ensuite, calvaire pour traverser une combe encombrée de pins nains. Je m'écroule dans des chausse-trappes profondes de un mètre. Je vise une saillie de granit à cent mètres au-dessus de la cascade de glace. Du bas, à la jumelle, il m'a semblé y voir une plate-forme propice aux bivouacs.

Une fine neige brouille la vision du lac, sagement couché au pied de la montagne. L'intuition était bonne, à 1100 mètres d'altitude, la dorsale rocheuse offre un replat parfait, le plus beau poste d'observation. On pourrait passer là une idyllique nuit d'amour. J'ai l'endroit, c'est déjà quelque chose.

Je m'en reviens la neige aux cuisses, ahanant comme un Russe puis me taisant pour écouter crépiter la neige sur le dos des arbres blancs.

Au débouché de la rivière, je me délie les muscles sur la plaine lacustre en suivant une trace de renard. Il a marché trois kilomètres vers le large et est revenu en décrivant une boucle. Un simple renard se promenant.

La neige tombe dru à présent. Ce masquage du monde décuple la morsure de la solitude. Qu'est-ce que la solitude ? Une compagne qui sert à tout.

Elle est un baume appliqué sur les blessures. Elle fait caisse de résonance : les impressions sont décuplées quand on est seul à les faire surgir. Elle impose une responsabilité : je suis l'ambassadeur du genre humain dans la forêt vide d'hommes. Je dois jouir de ce spectacle pour ceux qui en sont privés. Elle génère des pensées puisque la seule conversation possible se tient avec soi-même. Elle lave de tous les bavardages, permet le coup de sonde en soi. Elle convoque à la mémoire le souvenir des gens aimés. Elle lie l'ermite d'amitié avec les plantes et les bêtes et parfois un petit dieu qui passerait par là.

Dans la fin de l'après-midi, je vérifie que mon bormouchse porte bien. Les petits êtres nagent dans la bouteille. Demain ou après-demain, ils serviront d'appât.

Il est 8 heures du soir. Je repose dans mon cube, à la lisière du bois, au pied de la montagne sur le fil de la rive, dans l'amour de toute chose qui m'entoure.

Dans le monde que j'ai quitté, la présence des autres exerce un contrôle sur les actes. Elle maintient dans la discipline. En ville, sans le regard de nos voisins, nous nous comporterions moins élégamment. Qui n'a jamais dîné seul debout dans sa cuisine, heureux de n'avoir pas à mettre le couvert, jouissant de bâfrer à grosses lampées une boîte de raviolis froids ? Dans la cabane, le relâchement menace. Combien de Sibériens solitaires, affranchis de tout impératif social, sachant qu'ils ne renvoient une image d'eux-mêmes à personne, finissent avachis sur un lit de mégots à se gratter la gale ? Robinson connaît ce danger et décide, pour ne pas s'avilir, de dîner chaque soir à table et en costume, comme s'il recevait un convive.

Nos semblables confirment la réalité du monde. Si l'on ferme les yeux en ville, quel soulagement que la réalité ne s'annule pas : autrui continue à la percevoir ! L'ermite est seul, face à la nature. Il demeure l'unique contemplateur du réel, porte le fardeau de la représentation du monde, de sa révélation au regard humain.

L'ennui ne me fait aucune peur. Il y a morsure plus douloureuse : le chagrin de ne pas partager avec un être aimé la beauté des moments vécus. La solitude : ce que les autres perdent à n'être pas auprès de celui qui l'éprouve.

À Paris, avant le départ, on me mettait en garde. L'ennui constituerait mon ennemi mortifère ! J'en crèverais ! J'écoutais poliment. Les gens qui parlaient ainsi avaient le sentiment de constituer à eux seuls une distraction formidable. "Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s'épuise pas...", écrit Rousseau dans les Rêveries.

L'épreuve de la solitude, Rousseau la perçoit dans la cinquième de ses promenades. Le solitaire doit s'astreindre au devoir de vertu, dit-il, et ne peut se permettre la cruauté. S'il se comporte mal, l'expérience de son érémitisme lui imposera une double peine : d'une part, il aura à supporter une atmosphère viciée par sa propre méchanceté et, de l'autre, il lui faudra subir l'échec de n'avoir pas été digne du genre humain. "L'homme civil veut que les autres soient contents de lui, le solitaire est forcé de l'être lui-même ou sa vie est insupportable. Aussi, le second est forcé d'être vertueux." La solitude de Rousseau génère la bonté. Par effet de retour, elle dissoudra le souvenir des vilenies humaines. Elle est le baume appliqué sur la plaie de la méfiance à l'égard des semblables : "J'aime mieux les fuir que les haïr", écrit-il des hommes dans la sixième promenade.

Sylvain Tesson, Dans les Forêts de Sibérie, 2011.

Document B

Tombe du sculpteur Arman (Armand Pierre Fernandez), cimetière du Père Lachaise, Paris, wikimedia commons, 2009.