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Analyse de l'activité

La différenciation pédagogique

Une demande institutionnelle

Le programme fixe les attendus de fin de cycle et précise les compétences et connaissances travaillées. L’enseignement doit être structuré, progressif et explicite. Les modalités d’apprentissages doivent être différenciées selon le rythme d’acquisition des élèves afin de favoriser leur réussite.

BOEN n°25 du 22 juin 2023

Une idée déjà centenaire

« Lorsqu’un tailleur fait un vêtement, écrit Édouard Claparède en 1921, il l’ajuste à la taille de son client et, si celui-ci est gros ou petit, il ne lui impose pas un costume trop étroit sous prétexte que c’est la largeur correspondant dans la règle à sa hauteur. Au contraire, l’école habille, chausse, coiffe tous les esprits de la même façon. Elle n’a que du tout-fait et ses rayons ne contiennent pas le moindre choix. Pourquoi n’a-t-on pas pour l’esprit les égards dont on entoure le corps, la tête, les pieds ? »

Meirieu, P. (2017). Pédagogie : Des lieux communs aux concepts clés (2e éd). le Café pédagogique ESF éditeur.

Une pratique rare et floue

Un rapport de l’inspection belge (2009) ainsi qu’un rapport du Haut conseil de l’école français (2007), pour ne prendre que ces deux exemples, signalent qu’il y a peu de pratiques de pédagogie différenciée dans les classes des deux pays. Remarquons que dans ces deux rapports, la notion de pédagogie différenciée n’est jamais clarifiée ou, au moins, interrogée. On ne sait pas de quelles pratiques parlent les observateurs : pratiques d’individualisation, pratique de groupes de niveau, pratiques de groupes de besoin, plan de travail, etc. ? Une différenciation pédagogique réduite à du travail individuel sur fiches pendant une heure hebdomadaire n’est pas comparable à une différenciation pédagogique formalisée par un plan de travail hebdomadaire attribué à chaque élève à partir de l’évaluation de ses besoins (cf. Gillig, 1999, p. 21-23). Et pourtant, dans les deux cas, les enseignants déclarent « faire de la pédagogie différenciée ».

Kahn, S. (2010). Pédagogie différenciée. De Boeck.

Différenciations sauvage et organisée

Dans l’espace de la classe, les élèves sont stimulés différemment en fonction de leur statut scolaire. Régine Sirota (1989) montre que les « bons » élèves demandent la parole deux fois plus souvent et de façon trois fois plus insistantes que les autres, ils prennent spontanément la parole quatre fois plus souvent que les autres, hors de ce qui a été demandé par l’enseignant, et lorsqu’ils prennent la parole spontanément, leur interventions sont reprises trois fois plus souvent que celle des « mauvais » élèves. Bref, un bon élève est entendu et écouté. Il peut alors confronter ses interprétations de la situation didactique, s’assurer qu’elles sont pertinentes et ainsi enrichir sans cesse son « capital scolaire ». Le « mauvais » élève n’a pas cette possibilité. On est là face à un véritable processus différenciateur. Les processus différenciateurs ont lieu à l’insu des enseignants et au détriment de certains élèves, dans ce que Philippe Meirieu et Michel Develay (1996) nomment « différenciation sauvage ».

Kahn, S. (2010). Pédagogie différenciée. De Boeck.

Différenciations successive et simultanée

Il faut associer une différenciation successive, qui permet d’étendre le répertoire méthodologique de chacun, avec une différenciation simultanée, qui permet à chacun de progresser selon ses propres voies. En effet, dès lors que l’on abandonne la vision exclusivement réparatrice de l’individualisation, il ne peut plus être question de chercher à faire coïncider a priori les différentes méthodes utilisées avec les « besoins » de chacun des élèves. Pour autant, la critique des pédagogues de « l’école sur mesure » reste parfaitement fondée : la méthode unique – qu’elle soit individuelle ou collective, qu’elle relève du tâtonnement expérimental ou du cours magistral – est toujours sélective. Plus ou moins, bien sûr, selon la qualité de sa mise en œuvre. Mais sélective néanmoins, puisqu’inévitablement plus adaptée à certains élèves qu’à d’autres.

Meirieu, P. (2017). Pédagogie : Des lieux communs aux concepts clés (2e éd). le Café pédagogique ESF éditeur.

Une proposition de définition

La différenciation est la prise en compte par les acteurs du système éducatif des caractéristiques individuelles (besoins, intérêts et motivations ; acquis, non acquis et difficultés ; modes d’apprentissage (style, rythme, pouvoir de concentration, engagement…) ; potentialités à exploiter… de chaque élève en vue de permettre à chacun d’eux de maîtriser les objectifs fondamentaux prescrits et de développer au mieux leurs potentialités, et de permettre au système éducatif d’être à la fois plus pertinent, efficace et équitable

Cnesco (2017). Différenciation pédagogique : comment adapter l'enseignement à la réussite de tous les élèves ? Dossier de synthèse. http://www.cnesco.fr/fr/differenciation-pedagogique/

Différencier et individualiser

La différenciation pédagogique est-elle le lieu du sur-mesure ou du prêt-à-porter ? La réponse apportée par les scientifiques est assez unanime, il ne s'agit pas d'individualiser (Galand, 2017). Différencier s'ancrerait donc dans une démarche collective, à condition qu'elle s'adresse à tous et à chacun. "Le développement singulier des personnes a besoin du collectif. Plus le collectif est ouvert et riche de différences, plus le milieu – au sens donné par la didactique des mathématiques – offre des ressources aux élèves pour trouver des appuis différents chez les pairs, des défis, des stimulations." (Bucheton, 2017)

Toullec-Théry, M. (2020). Différencier sa pédagogie : 19 expériences pratiques accompagner l'innovation, cycles 1, 2, 3. Canopé éditions.

Exemples et limites

Selon les auteurs déjà cités, il s’agirait de proposer aux élèves des démarches variées, des outils et des degrés de guidage différents pour leur faire acquérir un même savoir : guidage serré pour les élèves en difficulté ou guidage lâche pour les élèves en réussite. Il serait également possible de varier le temps alloué à la réalisation de la tâche. De même, des élèves plus rapides que les autres pourraient, en répondant à des questions supplémentaires plus ambitieuses, réfléchir à leur pratique, pendant que leurs camarades termineraient leurs exercices. Des sociologues de l’éducation ont constaté que ce type de différenciation pédagogique accroit également les différences entre les élèves : certains restent confinés à des tâches d’exécution induites par des questions fermées tandis que d’autres sont encouragés à développer une posture réflexive et une relative autonomie (Baluteau, 2014). D’autres études ont montré que la différenciation des tâches, des supports et des modes de travail risque de renforcer les différences entre les élèves quand ils ne s’engagent pas de la même manière dans un problème (Rochex & Crinon, 2011).

Cariou, D., Goletto, L. & Henry, A. (2020). 2. Il faut différencier !. Dans : Collectif Didactique pour Enseigner éd., Enseigner, ça s'apprend (pp. 33-47). Retz.

La différenciation hors la classe

Si la différenciation pédagogique consiste à organiser des institutions d'aide, en parallèle de la classe, alors l'exposition fréquente et répétée des élèves aux difficultés à ces formes d'aide peut, à terme, les "exclure de l'intérieur" au sens de Bourdieu (1993). Nous donnons à voir ici certaines caractéristiques des gestes d'aide (Marlot & Toullec-Théry, 2011) : ↳ Une focalisation sur les savoirs de bas niveau taxonomique, sur ce qui peut facilement être réussi et à moindre cout. ↳ Une logique de pilotage par la tâche (priorité du faire, par un morcellement de la tâche en étapes) plutôt que sur l'activité (les enjeux, les buts du faire). ↳ Une focalisation sur les comportements de l'élève (aspects génériques) plutôt que sur les contenus et les obstacles inhérents au savoir (aspects spécifiques). ↳ Une forte priorité donnée à l'organisation de très petits groupes "homogènes faibles". ↳ Un allongement illimité du temps d'enseignement (on refait jusqu'à ce que la notion soit acquise). ↳ Une reprise des manières d'enseigner ordinaires avec des formats d'interaction identiques, même en groupes restreints (l'enseignant questionne, les élèves répondent). ↳ Un éparpillement des tâches, c'est-à-dire une déconnexion des tâches entre elles, avec souvent un éloignement des enjeux d'apprentissage initiaux. ↳ Un guidage drastique des manières de faire (un sur-étayage), avec une "position haute" de l'enseignant : il dit ce qu'il faut faire et comment.

Toullec-Théry, M. (2020). Différencier sa pédagogie : 19 expériences pratiques accompagner l'innovation, cycles 1, 2, 3. Canopé éditions.

Différenciation et exigence

Sauf à renoncer au projet même d’éduquer, l’individualisation ne peut signifier, pour un sujet, l’abandon de l’interlocution avec une parole exigeante et des savoirs rigoureux. Cela ne doit jamais l’exonérer de l’exploration de nouvelles manières d’apprendre et de comprendre, ni lui interdire de s’inscrire dans un collectif où l’on s’exhausse ensemble au-dessus de la somme des singularités qui le constituent. Or, telle est bien, à mes yeux, la problématique centrale à partir de laquelle il faut penser la question de l’individualisation. Et c’est pourquoi les partisans de « l’école sur mesure » ne peuvent pas – ne doivent pas – ignorer l’interpellation de ceux qui rappellent qu’il faut aussi que l’élève « se mesure à l’école » pour pouvoir grandir.

Meirieu, P. (2017). Pédagogie : Des lieux communs aux concepts clés (2e éd). le Café pédagogique ESF éditeur.